Edem Kodjo, le «Panafricain panafricaniste»
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« Panafricanisme et renaissance africaine », tel était le thème du 21e sommet de l’Unité africaine qui vient de s’achever à Addis-Abeba, en Ethiopie. L’UA a succédé à l’Organisation de l’unité africaine, créée le 25 mai 1963. Il y a cinquante ans, l’empereur Haïlé Sélassié avait réussi à rassembler les dirigeants africains de l’époque, qui tous ne partageaient pas la vision de Kwame Nkrumah, le père fondateur du Panafricanisme. Pour évoquer cette idéologie sans doute la plus marquante du XXe siècle en Afrique, notre Grand Témoin est Edem Kodjo. Secrétaire général de l’OUA de 1978 à 1983, cet ancien Premier ministre du Togo, catholique engagé dans le dialogue interreligieux, est un adepte d’un panafricanisme « rationnalisé ». Il donne d’ailleurs, dans ses nombreux livres, « son » mode d’emploi pour parvenir à l’unité de l’Afrique. Les citoyens du continent l’espèrent, répète-t-il à l’envi, tout comme ils rêvent de circuler librement. Mais leurs chefs d’Etat ne semblent pas encore acquis à cette cause. Entretien.
RFI : Edem Kodjo, dans quel état d’esprit êtes-vous ici, à Addis-Abeba, en 2013 ?
Edem Kodjo : Je suis heureux de me retrouver ici avec tous ceux qui sont invités pour commémorer le cinquantième anniversaire de la fondation de l’Organisation de l’unité africaine. J’ai des craintes de ne pas voir se concrétiser les idéaux et les idées qui me sont chers. Mais j’ai aussi l’espoir que, dans la jeunesse africaine, ces idées pourront être entendues pour réellement aboutir à la concrétisation de cette unité africaine.
En 1963, lorsque l’OUA est créée ici, à Addis-Abeba, vous êtes un jeune Togolais de 25 ans environ. Comment vivez-vous ce moment historique ?
J’étais élève à l’Ecole nationale d’administration de Paris. Nous avions l’Afrique, cette année-là, au programme du cursus des Relations internationales. Nous étions très sensibles et sensibilisés aux idées de Kwame Nkrumah qui voulait une Afrique unie du Cap au Caire et de Dakar à Mogadiscio... Nous étions jeunes. Nous trouvions cette idée généreuse, absolument formidable, et nous étions prêts à militer pour cette cause-là. C’était notre boussole. Cheikh Anta Diop travaillait dur déjà à l’époque sur ce qui allait devenir sa thèse principale, et nous étions déterminés à poursuivre cette œuvre, et à faire en sorte que l’Afrique retrouve sa place dans le monde, sa dignité de continent à part entière, et aussi la dignité de ses populations. Nous estimions que l’Afrique avait une place dans le monde qui devait être défendue à tout prix.
Vous citez le Sénégalais Cheikh Anta Diop et le Ghanéen Kwame Nkrumah, le père fondateur du panafricanisme. Pouvez-vous évoquer la figure d’Haïlé Sélassié, qui a su participer à cette réalisation du compromis pour créer l’OUA ?
Haïlé Sélassié, on le connaissait comme empereur d’Ethiopie. Ce pays millénaire, à l’histoire pluriséculaire, était le tout premier Etat constitué d’Afrique, en réalité, avec de très vieilles traditions y compris dans la diplomatie. C’était un Etat à part entière l’Ethiopie ! Et lorsque (l’Italien Benito, Ndlr) Mussolini s’en est pris à l’Ethiopie, qu’il l’a attaquée, vous pensez bien que cela a fait un tollé dans le monde entier. L’empereur, qui a dû quitter son trône pour s’installer en Europe, était considéré par certains panafricanistes comme un demi Dieu - on verra d’ailleurs toutes les implications avec le mouvement Rasta. L’empereur était une sorte de Dieu vivant pour ses concitoyens. Et je me rappelle que (le Haïtien, Ndlr) Benito Sylvain, un des grands-pères du panafricanisme, se présentait comme le garde-corps de l’empereur Haïlé Sélassié… On était très impressionnés par le rôle que cet homme a joué. L’Ethiopie n’était pas un pays neutre pour nous. C’était quelque chose qui nous prenait au cœur. L’empereur avait un tel prestige sur ses autres collègues qu’il a pu réussir cette espèce de médiation qui a permis la constitution de l’OUA.
Vous faites partie de cette génération formée dans la lutte pour les Indépendances. Est-ce cette expérience qui a fait de vous un Panafricain ?
Un Panafricain panafricaniste ! C’est sûrement mon passé de militant au sein de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France, la fameuse Feanf, qui était le creuset où l’on se retrouvait tous, que l’on soit Togolais, Congolais, Sénégalais… On se retrouvait tous dans cette association et on militait pour deux objectifs précis : l’indépendance pour l’Afrique et l’unité africaine. Même si une bonne partie de l’Afrique, dès 1960, était devenue indépendante, une énorme partie du même continent ne l’était pas encore ! Et pour nous, il fallait que l’Afrique fut indépendante, du premier pays jusqu’au dernier, et que le continent soit dégagé de toute servitude et de toute contrainte. Voilà ce qui nous animait, nous, les jeunes !
Donc, votre rêve se réalise. A votre tour, vous devenez secrétaire général de l’OUA. Vous souvenez-vous de ce que vous avez ressenti ?
C’est quelque chose d’immense! Imaginez-vous un sommet de l’OUA particulièrement difficile, présidé par Jaffar (Numeiri, Ndlr), le président du Soudan d’alors. L’élection du secrétaire général commence à six heures du matin, après toute une nuit sans sommeil ! Le candidat est dans les couloirs, attendant des heures et des heures sa nomination ! A la fin, fatigué, je suis rentré à mon hôtel et je me suis mis au lit, sans d’ailleurs trouver le sommeil, lorsque j’entends, à un certain moment, tambouriner fortement à ma porte. Ce sont mes collaborateurs qui me disent : « Eh bien, Monsieur le ministre, vous avez été élu secrétaire général ! »Je le croyais à peine ! J’ai dû remettre mon costume à toute allure, foncer à la salle de conférence pour aller prêter serment devant les chefs d’Etat encore rassemblés dans la salle.
En parlant de chefs d’Etat, ce n’est pas Gnassingbé Eyadéma qui vous a annoncé la nouvelle - parce qu’il vous a beaucoup soutenu…
Eyadéma m’a soutenu dès le départ ! Sinon, il n’aurait pas accepté de présenter ma candidature ! Il a subi aussi, il faut le dire, la pression de quelques pays, dont le Nigeria, qui voulait absolument me voir prendre l’Organisation de l’unité africaine, parce qu’ils m’avaient vu déjà à l’œuvre lors de la création de la Cédéao (Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest, Ndlr). Pour eux, en particulier pour le Nigeria, j’étais un candidat idéal ! D’autant que plusieurs pays francophones, le Sénégal - le président (Léopold Sédar) Senghor, y est allé de toute sa personnalité, de tout son poids ! Finalement, j’ai pu décrocher la timbale ! Une espèce de rêve de gosse qui se réalise.
Edem Kodjo, vous avez d’ailleurs écrit, et dit, plusieurs fois que ça a été la période la plus excitante et la plus exaltante de votre vie. Sans fausse modestie, quelle a été votre plus grande réussite ?
C’est la meilleure fonction qui existe ! Pour un Africain panafricaniste, être secrétaire général de l’OUA, ou être aujourd’hui président de la Commission de l’Union africaine, c’est la meilleure des fonctions ! On est en mesure de faire quelque chose pour le continent africain. On le sent sur ses épaules et on se dit : quels que soient les textes, les difficultés qui vont joncher le chemin, nous allons aller de l’avant parce qu’il y va de l’intérêt de l’Afrique. Ma plus grande réussite, je ne sais pas si c’est la méthode que j’ai adoptée pour essayer d’aller toujours de l’avant, ou si c’est les résultats, comme la « Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples », aujourd’hui incontournable mais qui, en 1979, lorsque l’idée a été lancée, était quelque chose d’abominable aux yeux de quelques leaders africains. Le débat était chaud ! Les Etats qui se disaient progressistes, face aux Etats qu’on disait modérés, ont perçu cela comme « une affaire de l’Occident essayant de nous dicter sa loi ». Ils ont tout fait pour que la conception des droits de l’Homme ne soit point de type occidental ! D’où l’intervention de (Ahmed) Sekou Touré, je m’en rappelle, demandant qu’on ajoute « et des peuples » au titre de la résolution sur la Charte ! Mais ce que je considérais comme ma plus grande victoire, c’était l’adoption par les chefs d’Etat et de gouvernement, en avril 1980, du fameux « Plan d’action de Lagos » - qui voyait le développement du continent comme l’affaire des Africains eux-mêmes, pour la satisfaction des besoins des populations, et non pas cet espèce de développement qui consiste à vendre des matières premières, à avoir des devises avec lesquelles on achète d’autres produits, y compris la nourriture. C’était une petite révolution. Ce plan n’a jamais été mis en œuvre comme il faut, mais il sous-tend aujourd’hui toute la documentation, l’idéologie et même les réalisations de l’économie africaine ! On ne peut plus concevoir une économie dirigée vers l’extérieur, pour l’extérieur, et croire qu’on puisse assurer un développement de cette nature.
Parlons des sujets qui fâchent. Pendant votre mandat, entre 1978 et 1983, il y a cette crise sur la reconnaissance du Sahara Occidental, qui a eu pour conséquence la sortie du Maroc de l’OUA en avril 1982. C’est un gros clash à l’époque.
D’abord, ce n’est pas en avril 1982 mais en 1984 que le Maroc est sorti effectivement. Enfin, la décision a été prise en février 1982, lorsque le secrétaire général que je suis a été assailli par les demandes justifiées du Front Polisario, qui avait été reconnu comme entité étatique par plus des deux tiers des Etats-membres de l’OUA. Je ne suis pas du tout fâché d’avoir fait ce travail ! Ce n’était pas moi qui décidais : je traduisais la volonté exprimée par les Etats-membres. Si les Etats-membres n’avaient pas estimé, dans leur plus grande majorité, que la RASD (République arabe sahraouie démocratique, Ndlr) était un Etat, il ne me serait pas venu à l’idée, en tant que secrétaire général, de faire cela ! Le Maroc est un pays important en Afrique. J’avais de très bonnes relations avec le roi Hassan II jusqu’à cette affaire. Pourquoi depuis 1982 – nous sommes en 2013 ! – cette question est-elle toujours là ?
Trente ans après, le Maroc est un grand absent à Addis-Abeba, alors que ce pays a une attitude panafricaniste - il a beaucoup de relations avec les pays africain.
Il ne faut jamais oublier que le grand-père de Mohamed VI, le roi Mohamed V, était un des membres éminents du Groupe de Casablanca, ce groupe de chefs d’Etat qui ont apporté une contribution essentielle à la création de l’Union africaine. Personne ne peut se réjouir de voir le pays de Mohamed V en dehors de l’OUA.
Invitez-vous son petit-fils, Mohamed VI, à revenir ?
Bien évidemment. Ils peuvent continuer à défendre leur cause, comme d’autres pays le font dans l’Organisation ! Partout où je vais, je vois des coopérants marocains. Je comprends mal que l’on puisse en même temps déployer une telle activité diplomatique et rester en dehors de la grande assemblée des fils d’Afrique !
Edem Kodjo, la voix de Bob Marley, icône rasta et militant du panafricanisme, est-elle précieuse à la cause qui vous est chère ?
Bien sûr. Elle est très précieuse parce qu’elle vient des profondeurs ! Elle a l’accent de la sincérité et de la détermination ! Pour nous, Bob Marley est une icône, pas seulement au plan musical, mais pour tout ce qu’il représente ! Il me rappelle toujours Marcus Garvey, un autre ancêtre du panafricanisme. La musique de cette génération… Bob Marley, Jimmy Cliff, ce sont des musiciens que j’ai toujours adorés et que je continue d’écouter avec beaucoup de joie et de bons sentiments.
Aimé Césaire, dont c’est d’ailleurs le centenaire de la naissance, vous a beaucoup marqué avec ses écrits sur la négritude…
C’est le grand chantre, celui qui a poussé « le grand cri nègre », comme il le dit lui-même. Et ce cri retentit encore. Il a été notre maître à tous, Aimé Césaire. Un maître totalement incontournable !
En 1985, votre premier livre, Et demain l’Afrique, défend un nouveau concept : celui du panafricanisme rationalisé. Cela signifie-t-il que Nkrumah était un doux rêveur ?
Pas du tout ! Le panafricanisme rationalisé, ce n’est pas vouer aux gémonies le panafricanisme de Nkrumah ! Je suis un de ses disciples et je le revendique hautement ! J’ai proposé des modalités d’action en vue de la réalisation de ce panafricanisme : avoir des Etats, au Nord, à l’Est, à l’Ouest, au Centre ou au Sud du continent africain, des Etats autour desquels on se décide à organiser des fédérations. Avec ça, on aurait fait faire un grand pas à l’idée d’unité africaine de Nkrumah. La coopération interétatique ne suffit pas. Coordonner nos points de vue, avoir une position unique face aux Nations unies ou à telle problématique mondiale, ça ne me suffit pas ! Je ne m’en contente pas ! Je cherche par tous les moyens à faire avancer cette marche que nous poursuivons vers la réalisation des idéaux de Nkrumah.
Vous pointez dans ce livre deux problèmes majeurs : la concentration des pouvoirs- en remettant en question le parti unique - et le fossé entre la vie des élites et la réalité quotidienne des Africains
C’est dans le dernier chapitre, demeuré célèbre, de mon livre. Il s’intitule Le despotisme obscur. J’ai connu le parti unique de l’intérieur, et j’ai été très impliqué dans son organisation. J’ai su, j’ai vu, d’expérience, ce que l’on peut rencontrer de détestable dans un système comme celui-là. On jette des louanges aux chefs pour obtenir ses faveurs et cela fait figure de règle et de doctrine. Au fond, l’idée était de tout faire pour que l’Afrique, libérée politiquement, soit libérée concrètement dans la vie de tous les jours. Que les citoyens africains soient libres en eux-mêmes.
Vous invitez les Africains à se méfier des fausses valeurs : argent, accumulation matérielle, idolâtrie de la réussite par la possession… Est-ce le chrétien que vous êtes qui s’exprime ?
Peut-être bien… Ce que l’on est profondément se révèle au détour des phrases et des idées qu’on émet. Mais je ne retirerais pas une seule virgule à ce que j’ai écrit. Ce n’est pas une détestation de l’argent ! Il faut bien rentrer dans l’ère contemporaine, et que des investissements soient effectués sur le continent pour qu’il se développe. Mais il faut aussi que le développement soit axé sur des valeurs. Sinon, on a une civilisation du matériel qui laisse l’individu plus pauvre qu’il ne l’était. Ce problème des valeurs est essentiel et je le développe de livre en livre. La solidarité, la fraternité. Ne pas concevoir le développement comme une affaire solitaire. Aujourd’hui, on se félicite que plusieurs pays du continent ont un taux de croissance de l’ordre de 10 %. En même temps, le chômage n’a pas cessé d’augmenter, les maladies sont toujours là, le paludisme n’a pas été vaincu, les pauvres sont toujours pauvres. Ce n’est pas un développement ! Il faut que nous ayons à cœur que cette croissance descende de là-haut, qu’elle imbibe le bas et que tout le monde s’y retrouve. Sinon, on n’aura rien fait pour le continent africain.
En 1988, vous publiez un deuxième livre, L’Occident du déclin au défi, un pavé dans la mare qui prédit que la domination de l’Occident est loin d’être terminée. Quelle en est l’actualité aujourd’hui ?
Un vrai pavé dans la mare, vous l’avez dit ! Beaucoup d’Africains n’ont pas aimé ce livre. Ils s’attendaient, dans la foulée du premier, à ce que je continue à clamer haut et fort : « On est les plus beaux, les plus grands, les plus forts » ! Mais parce qu’on était ni les plus beaux ni les plus grands ni les plus forts, j’ai senti le besoin de dire aux Africains que nous devons d’abord compter sur nos propres forces et sur la mise en valeur de nos ressources, abondantes, organiser et trouver la méthode pour exploiter ces richesses que nous possédons - pour le plus grand bien de tout le monde.
La fin de l’Apartheid a été une grande victoire pour l’OUA. Mais l’Organisation est restée relativement inopérante face aux conflits internes des nations.
Je suis très sensible aux réalités géopolitiques. L’Afrique doit être partie prenante de l’ordre international, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui ou si peu ! Souvent, les Africains oublient de penser qu’ils sont du monde ! Nous sommes du monde ! Nous sommes tous dans le même marigot mondial. Nous finirons tous par nous toucher d’une façon ou d’une autre ! Il faut se mettre en position d’être touchés sans dommage. La crise malienne est là pour montrer que le continent africain n’est pas capable de faire face. Il a fallu l’intervention d’un pays, fut-il ami… Cela doit donner à réfléchir ! Le soir, dans mon lit, je me dis : « C’est quand même terrible que ce soit la France qui soit arrivée à le faire, mais cet acte a été positif, sinon, les drapeaux d’Aqmi flotteraient jusqu’à Bamako et je ne le veux pas ! »Il faut être clair ! La crise de la Libye, la crise du Mali… Il n’y a pas de réponse globale à ces affaires ! Chacune doit être analysée posément, au cas par cas. J’essaie de voir ce qu’il y a de bon dans telle attitude, ce qu’il y a de mauvais dans tel acte…
A la fin des années 1990, qu’est-ce que le colonel Kadhafi incarnait quand il a proposé le renouvellement de l’OUA ?
Kadhafi a fait beaucoup de choses pour le continent africain ! S’agissant de la prise de la Libye, qu’il ait commis des actes dans son parcours personnel, en tant que chef d’Etat de la Libye, qui aient pu apporter la réprobation d’une partie du monde, je le concède ! Mais la façon dont il a été éliminé est absolument insoutenable. Le panafricaniste que je suis n’accepte pas qu’on se saisisse d’un homme encore vivant - nous l’avons tous vu à la télévision - et que dix ou vingt secondes après, on nous le montre mort ! C’est inacceptable ! Le colonel Kadhafi, après avoir été un panarabiste convaincu, disciple de Nasser, est devenu un panafricaniste convaincu… Mais il n’est venu au panafricanisme qu’après avoir essayé en vain le panarabisme. Une fois qu’il s’est approprié la source panafricaine, il est allé beaucoup plus vite que les autres. Surtout, il a voulu un peu forcer la main à tout le monde ! Kadhafi qui est historien, ne l’oubliez pas, avait sans doute la volonté de convaincre ceux qui pouvaient être convaincus. Et sinon, de déstabiliser ceux qui ne voulaient pas aller au rythme qu’il entendait suivre. Compte tenu des manières du président Kadhafi, il ne pouvait que prendre à rebrousse-poil certains chefs d’Etat. Son idée était de faire l’Union africaine avec ceux qui voulaient la faire. Tous ceux qui ne voulaient pas avancer restaient là où ils étaient… L’unification des territoires, c’est compliqué ! On peut lever une armée et aller conquérir le pays voisin. On peut aussi utiliser la diplomatie pour convaincre de faire un ensemble unitaire, entrer dans le panafricanisme.
Kadhafi n’est-il pas le grand artisan de la transformation de l’OUA en Union africaine ?
Est-ce vraiment lui tout seul à l’avoir fait ? On était arrivé à un point où on sentait confusément, ici et là, le besoin de faire quelque chose de plus de l’Organisation. Maintenant que l’Apartheid était éliminé, que les indépendances étaient acquises, on avait l’ambition de faire quelque chose d’autre. Je découvre que même ce quelque chose d’autre n’était pas suffisant.
Vous le dites et vous l’écrivez, l’Union africaine, c’est mieux que l’OUA mais ce n’est pas assez…
J’ai pensé en mon âme et conscience que je pouvais convaincre, avec un certain nombre d’amis, des chefs d’Etat – pas tous ! – de reprendre en main la problématique de l’unification du continent… Nous avons en Afrique un amalgame d’Etats moyennement puissants, d’Etats fragiles et de petits Etats tapageurs ! Nous devons maintenant faire quelque chose de plus. Certains de nos responsables doivent avoir un rôle de pionniers pour amener l’ensemble vers quelque chose de plus fort que l’Union africaine elle-même. On ne va pas attendre cent ans ; Nous serons tous morts ! Il faut que dans dix à vingt ans, nous ayons réussi quelque chose de déterminant et de décisif.
Avez-vous un exemple de ce que vous voudriez par-dessus tout voir réussir ?
Dans l’immédiat, je souhaite qu’on transforme les communautés économiques régionales, les fameuses CER, en Etats fédéraux. Faire un Etat fédéral unitaire, est-ce impossible avec tout ce qui a été fait ? En Afrique de l’Ouest – que je connais bien puisque je suis un des membres fondateurs de la Cédéao - est-il impossible de franchir le dernier palier vers une intégration politique de la sous-région ? On verrait s’enclencher un mouvement. Bien sûr, l’Afrique de l’Ouest a des tas de problèmes : le terrorisme au Nigeria et au Mali, l’islamisme rampant... Cela n’empêche pas de voir clair et s’engager dans une voie qui seule permettrait de faire face à ces adversités ! La plupart d’entre nous ont une monnaie commune. Il faudrait l’ajuster avec certaines monnaies des pays anglophones et la marche serait ouverte ! Il faut foncer, aller de l’avant plutôt que de remettre sans cesse à demain ce qui peut être fait aujourd’hui.
Ne faudrait-il pas, déjà, que les chefs d’Etat mettent la main à la poche et paient leur cotisation - déjà cela ?
Ils le peuvent très bien. S’ils ne le font pas, c’est parce qu’ils ne le veulent pas ! Souvent, il y a des chefs d’Etat qui arrivent au sommet de l’Union africaine et qui ne savent même pas qu’ils ont des cotisations en retard ! Parfois, l’administration nationale a omis d’ordonnancer ces dépenses ! Ils paient leurs cotisations aux Nations unies, il n’y a aucune raison qu’ils ne les paient pas à l’Union africaine ! C’est une condition minimale.
Vous restez panafricaniste envers et contre tout ?
Oui ! Les peuples ne sont pas contre le panafricanisme. C’est nous autres, les élites et les gouvernements, qui hésitons et retardons les échéances ! Les peuples se moquent des frontières ! Ils les enjambent tous les jours ! Certains ont de la famille de l’autre côté de la frontière. Ils passent trois fois par jour une frontière qu’ils ne voient pas... C’est à nous à faire cette révolution intérieure qui nous concerne, nous, les élites et les dirigeants ! C’est notre responsabilité et nous devons le faire ! Les peuples seront toujours d’accord. Ils sont naturellement panafricanistes !
Adaptation : Antoinette Delafin
Pour en savoir plus, écoutez l’émission La Marche du monde
1-Le panafricanisme, selon Edem Kodjo
2- Le panafricanisme, selon Edem Kodjo
3-La page Facebook de l'émission La marche du Monde
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