Présidentielle au Chili: «On entre dans une époque qui va être politiquement très clivée»
Avec plus de 55% des voix, Gabriel Boric deviendra le 11 mars le plus jeune président du Chili. Le candidat de la gauche l'a emporté ce dimanche 19 décembre face à José Antonio Kast, candidat d'extrême-droite. Olivier Compagnon, professeur d'histoire contemporaine à l'Université Sorbonne-Nouvelle-Paris 3 et à l'Institut des Hautes études de l'Amérique latine.
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RFI : La victoire de Gabriel Boric est-elle une surprise sachant que José Antonio Kast était en tête au premier tour ?
Olivier Compagnon : Oui. Je crois que c’est une relative surprise si on se fie à l’étude des reports de voix possibles à l’issue du premier tour. Le phénomène qui a fait pencher la balance, c’est cette participation extrêmement élevée : il y avait 1,2 million d’électeurs de plus au second tour qu’au premier tour. Autrement dit, Gabriel Boric a eu, avec une campagne de terrain très efficace, la capacité de faire sortir les classes populaires. Cela s’est vu dimanche, sur le terrain, avec des files d’attente hallucinantes devant les stations de bus pour aller au bureau de vote le plus proche. Il faudra attendre quelques jours pour des analyses plus fines, mais il a aussi su mobiliser les jeunes qui, au fond, ne participaient pas au « ronron » de l’alternance de gestionnaires qui avait lieu depuis le début de la transition.
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Qu’est-ce qui a le plus séduit les électeurs dans cet entre-deux-tours ?
D’abord, je pense qu’il y a eu une fonction de repoussoir de José Antonio Kast : outre le fait qu’il est un nostalgique explicite des années Augusto Pinochet, donc de l’ordre militaire, il est aussi violemment xénophobe. D’autre part, il était complètement en rupture avec un certain nombre d’aspirations à la modernisation de secteurs sociaux importants au Chili. Par exemple, ses positions sur l’avortement - aucun avortement, y compris en cas de viol -, ont manifestement joué dans la volonté de le repousser.
Autre élément important : la capacité de Boric de recentrer son discours pour aller chasser sur sa droite. Il a rallié un électorat socialiste d’abord, qui avait contribué à administrer la transition depuis trente ans, et aussi sans doute une partie des démocrates-chrétiens. Leur patronne, Carolina Goic, a explicitement appelé à voter Boric, même s’il n’est pas complètement certain que tous les électeurs démocrates-chrétiens, souvent très marqués par l’anticommunisme, aient suivi la consigne. Cette conjonction d’éléments explique cette victoire nette et incontestable. D’ailleurs, José Antonio Kast avait dit qu’il contesterait les résultats s’il perdait de 30 000 ou 50 000 voix. Mais là, il n’a même pas discuté. II y a un million de voix d’écart.
Est-ce que Gabriel Boric va tendre la main aux Chiliens qui ont voté José Antonio Kast ?
Gabriel Boric a eu un discours de circonstance dimanche qu'ont tous les présidents nouvellement élus : Il sera « le président de tous les Chiliens et de toutes les Chiliennes ». Pourtant, sur un certain nombre des mesures qu’il entend prendre assez rapidement, il va être assez compliqué de trouver un consensus. Je pense en particulier à ce qui est présenté comme sa priorité : la réforme de la fiscalité. On sait qu’en Amérique latine en général, et au Chili en particulier, les taux d’imposition aussi bien sur les revenus des individus que sur les bénéfices des entreprises sont extrêmement faibles. Et c’est une des difficultés pour que les États aient des finances pérennes afin d’assurer une redistribution. C’est donc une priorité de Gabriel Boric.
Mais il n’y a aucun doute qu’il va très rapidement rencontrer des oppositions dans les milieux financiers, industriels et parmi les élites économiques chiliennes. Donc, ce discours de la réconciliation dimanche, je le considère plus comme un discours de circonstance. On entre dans une période qui va être politiquement très clivée.
Au-delà de cette réforme fiscale, Gabriel Boric a aussi promis une réforme des retraites lors de sa campagne...
Depuis la grande réforme des retraites sous Pinochet, on a assisté à une précarisation de la vieillesse. C’est une réalité de la société chilienne. Et donc, effectivement, il entend y répondre par la mise en place non pas d’un système de répartition « à la française », mais par un système mixte. Sur ce point, il va rencontrer un soutien d’une majorité de l’opinion car c’est un vrai problème pour les Chiliens. Mais en revanche, les fonds de pension internationaux risquent d’être extrêmement réticents et de mettre toutes les pressions possibles sur le gouvernement.
Autre enjeu au cœur de sa campagne : la mise en place d’un système médical beaucoup plus inclusif. Le Chili connaît, comme de nombreux pays d’Amérique latine, de très fortes inégalités concernant l’accès à la santé. C’est l’un des piliers de son projet d’État-providence. Mais la priorité reste la fiscalité.
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Vous évoquiez le fait qu’il rencontrerait beaucoup d’opposition pour faire adopter ses projets prioritaires. Quelle sera sa marge de manœuvre ?
Le Parlement est fragmenté. La coalition progressiste dont Boric était le candidat n’a pas de majorité absolue au sein du Parlement depuis le vote qui a eu lieu au moment du premier tour de la présidentielle. Il va donc falloir négocier, notamment avec les socialistes, et sans doute avec des franges un peu plus larges. Cela va être un véritable obstacle à sa gouvernance.
D’autre part, il y a un contexte économique assez inquiétant : le Chili va certainement terminer l’année 2021 avec une croissance supérieure à 10%. Cela s’explique à la fois par les effets de rattrapage liés à la crise sanitaire, mais aussi parce que la demande intérieure a été extrêmement soutenue. En revanche, les prévisions pour 2022-2023 sont de 1% ou 2%. Donc, que va-t-il se passer très concrètement ? On va dire : « Boric est au pouvoir, la prospérité a disparu. » Or la prospérité, c’est bien l’héritage le plus pérenne et le plus durable de la dictature, dans le récit national.
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