Analyse

Argentine: le dollar, une passion nationale

Ayant perdu toute confiance dans leur monnaie, le peso, les Argentins ont recours à la devise américaine pour épargner et protéger leurs avoirs. Et ce, quel qu’en soit le prix.

Scène de rue à Buenos Aires, le 4 juillet 2022 (image d'illustration).
Scène de rue à Buenos Aires, le 4 juillet 2022 (image d'illustration). AFP - LUIS ROBAYO
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De notre correspondant à Buenos Aires,

« Cambio, dólar, casa de cambio… » (« Change, dollar, maison de change… »), « Mejor cambio, dólar, divisas… » (« Meilleur change, dollar, devises… ») : Dès 8 heures du matin et jusque tard dans la nuit, sur Florida et sur Lavalle, les deux principales rues piétonnes du centre de Buenos Aires, la capitale argentine, les arbolitos (« petits arbres » en espagnol, NDLR), ainsi nommés parce qu’ils sont censés être immobiles et détenir des billets verts, offrent leurs services. Ce sont des cambistes informels, illégaux, mais agissant au vu et au su de tous, y compris du policier du coin. 

Parfois méfiants, mais néanmoins avertis, les touristes étrangers s’adressent aux arbolitos pour vendre leurs devises - dollars ou euros principalement - contre des pesos argentins qui leur serviront pour leurs dépenses sur place. Ils les achèteront au double du taux officiel - 205 pesos pour un dollar ou un euro début mars -, une aubaine pour eux, et profiteront ainsi de la belle vie en Argentine. 

À la recherche de dollars pour ensuite les revendre

Mais les arbolitos sont aussi, et surtout, sollicités par des Argentins qui achètent des dollars en permanence, dès qu’ils le peuvent, et notamment quand ils touchent leur salaire - en pesos -, comme on le voit en ce début mars sur Lavalle. Pourquoi le font-ils, alors que, dans ce sens, le taux de change les défavorise, puisqu’ils devront débourser plus de 415 pesos pour un dollar ? D’abord, parce qu’au taux officiel, il est impossible d’acheter des dollars. Au mieux, ceux qui sont à jour avec leurs impôts, auront droit à 200 dollars par mois, à un taux intermédiaire entre l’officiel et celui du marché parallèle du dollar dit « blue ».

Ensuite et surtout parce que, ayant perdu toute confiance en leur monnaie, ils recherchent en permanence du billet vert, qu’ils achètent à tout prix et quel que soit le taux, assurés par ailleurs de gagner au change s’ils veulent en revendre ensuite. En effet, en Argentine, le peso se dévalue de mois en mois, sinon de semaine en semaine, face au dollar. Une dévaluation alimentée par l’inflation, mais aussi par cette appétence des Argentins pour le billet vert. Même quand le dollar baisse dans le monde face à d’autres devises, il s’apprécie en Argentine face au peso. 

Le dollar, privilégié pour les transactions immobilières

Depuis des décennies, alors que l’inflation rogne le pouvoir d’achat - la hausse des prix a atteint 95% l’an dernier -, le dollar est devenu la valeur refuge pour les Argentins. On économise donc en dollars, mais pas seulement: le billet vert est la référence pour toute transaction d’une certaine importance, de sorte que, par exemple, les appartements se vendent et s’achètent en dollars. Et en dollars physiques, que chacun détient chez soi, sous le matelas comme on dit, ou dans un coffre à la banque.

Pour une transaction immobilière d’un million de dollars, l’acheteur se présentera ainsi avec 10 000 billets de cent, dont les liasses seront soigneusement et nerveusement comptées par l’acheteur devant les yeux du ou des notaires qui valideront l’opération. Étonnement garanti pour les étrangers qui assistent pour la première fois à une telle opération.

Des transactions qui se font à l'arrière-boutique des maisons de change

Pour ce qui est des arbolitos, ces cambistes illégaux sont vénézuéliens, péruviens, paraguayens ou argentins, chaque groupe donnant de la voix avec son accent en plus ou moins bonne intelligence sur une portion des rues piétonnes. Ils travaillent à la commission pour des maisons de change ayant pignon sur rue, mais qui ne peuvent échanger des devises dans leurs bureaux qu’au taux officiel, ou pour d’autres, non déclarées, qui n’opèrent que sur le marché « blue », illégal. Là, le taux de change reflète la vraie relation entre le peso et le dollar, si l’on prend en compte les opérations sur des actions ou obligations argentines à New York, et donc la vraie valeur du peso. Une fois le contact établi avec le client dans la rue, celui-ci sera conduit à l’arrière-boutique d’une maison de change ou d’une agence de tourisme, d’où il repartira avec ses pesos ou ses dollars selon les cas.

Suny M., gardienne d’immeuble, a son cambiste attitré sur Lavalle: « Chaque mois, au moment où mon salaire est déposé sur mon compte en banque, je l’appelle pour connaître le taux du jour. Je garde les pesos dont j’aurai besoin pour des paiements immédiats et les achats de la semaine que je ne ferai pas par carte de crédit et j’achète des dollars avec le reste. Je les revendrai ensuite, au fur et à mesure, pour faire face à mes dépenses, à un meilleur taux, sauf surprise. S’il me reste un reliquat, ce qui est le cas notamment lors du paiement du treizième mois, il alimente ma cagnotte en dollars, qui me permettra de me payer un voyage à l’étranger pour moi ou pour ma fille. »

Des millions d’Argentins font comme Suny. On estime que les 46 millions d’habitants de ce pays détiennent 51 milliards de dollars en billets, chez eux ou dans des coffres, soit 1 100 dollars par personne. À l’exception des États-Unis, dans aucun autre pays au monde, il n'y a autant de dollars par habitant - 6 dollars seulement au Brésil voisin, où nul ne se méfie de la monnaie nationale, le real -.

Comme l’inflation annoncée en Argentine pour 2023 est de 105%, la passion pour le billet vert, quel que soit le taux du « blue», n’est certainement pas près de retomber.

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