Afghanistan: «Les talibans ont une stratégie d’encerclement des villes pour les faire tomber»
En Afghanistan, les talibans poursuivent leur conquête de plusieurs capitales provinciales, Lashkar Gah, Kandahar ou encore Hérat, avec une stratégie d'encerclement à la faveur du retrait américain. Jean-Charles Jauffret est professeur émérite d'histoire contemporaine de Sciences Po Aix, spécialiste de l’Afghanistan et il est l’auteur de La guerre inachevée (éditions Autrement). Entretien.
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RFI : Les combats, parmi les plus violents de ces 20 dernières années, vont-ils marquer un tournant décisif dans la guerre et ouvrir la voie à un retour des talibans au pouvoir ?
Jean-Charles Jauffret : C’est une stratégie d’encerclement des villes pour les faire tomber les unes après les autres. C’est une redite de ce qui s’est produit dans la guerre civile en 1992 et en 1996, et en 1996, plus particulièrement lorsque les talibans ont pris le pouvoir. Mais la place de la capitale du Helmand est importante. C’est un message très fort que les talibans envoient à la communauté internationale, parce que le 2 mai 2021, la capitale du Helmand avait déjà été attaquée et pour la dernière fois de leur présence en Afghanistan, les Américains qui avaient encore les bases aériennes de Bagram et de Kandahar, avaient déployé un arsenal aérien très impressionnant qui avait stoppé cette avance.
Or, là, ils sont absents. Donc, il y a un effet d’annonce très fort : si cette ville tombe, cela signifie que le soutien américain n’existe pas ou plus, même s’il y a eu en juillet des raids aériens pour retarder l’investissement de la ville de Kandahar. Il faut aussi préciser que la ville de Lashkar Gah, la capitale du Helmand, est un autre symbole de l’histoire afghane. En 1881, les Anglais, les occupants, y avaient subi une défaite retentissante qui avait fait que l’Angleterre avait dû évacuer le pays pour la deuxième fois.
Si cette capitale provinciale tombe, cela signifie-t-il que les autres tomberont aussi par effet domino ?
Peut-être, notamment la ville de Kandahar, qui est menacée. N’oublions pas aussi un autre phénomène, c’est que le Helmand est une zone essentiellement pachtoune et aussi le nerf de la guerre. L’Afghanistan est le premier narco-Etat de la planète. Et si les talibans ne consomment pas pour eux-mêmes l’héroïne, ils la revendent et c’est comme cela qu’ils se procurent des armes. Un des épicentres de la production de pavot et donc d’héroïne se passe dans le Helmand. C’est donc pour eux le nerf de la guerre. Et même lorsqu’il y avait encore une présence importante de l’armée nationale et des forces de sécurité afghane, tout ce trafic continuait sachant qu’ils prélevaient 10% de tous les trafics intéressant l’armée afghane et vice versa. C’est bien la drogue qui fournit l’argent de la guerre, pour la guerre des talibans.
Les civils paient un lourd tribut dans ce conflit. Une partie de la population arrive à fuir les combats, quand d’autres sont pris au piège, notamment dans les grandes villes provinciales actuellement prises en étau par les insurgés. Est-ce une tactique des talibans ?
C’est une arme pour l’Afghanistan, vu du côté des talibans, parce qu’ils se rendent bien compte que le gouvernement de Kaboul ne peut pas les gérer. Il y a 3,5 millions Afghans qui errent actuellement dans l’ensemble des districts du pays, ils ne savent pas où aller. Et c’est un peu un argument de chantage, car à partir du moment où les talibans contrôlent les routes et les ravitaillements, les réfugiés sont pour eux une arme. Évidemment les membres des forces de sécurité afghanes, du gouvernement de Kaboul, hésitent à employer les grands moyens, notamment par l’aviation parce qu’ils savent qu’il y a des civils mêlés aux combattants talibans. C’est assez sordide mais efficace comme stratégie pour étouffer une ville comme Lashkar Gah, Hérat ou Kandahar.
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Je voudrais surtout penser à ces malheureux qui ont servi. On oublie toujours les petits fonctionnaires, les militaires ou policiers qui sont massacrés. Je pense au massacre dans la région de Spin Boldak, là où se trouvait l’ancienne base des forces spéciales françaises, à la frontière pakistanaise, quand on va de Kandahar vers Karachi. Et je pense surtout à ce qui est en train de se produire, ce gigantesque enfermement d’un peuple au nom d’une charia appliquée dans sa version la plus rétrograde. J’ai une pensée très douloureuse pour les femmes qui vont de nouveau connaître l’enfer et tous ceux qui ont eu accès à la culture, que ce soient les lycéennes, les étudiants, tous ceux qui avaient un regard tourné vers l’avenir, la modernité et qui vont replonger dans l’âge de pierre, l’âge de pierre des talibans qui est absolument sordide.
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