Leurs îles coulent: comment les petits États insulaires tentent de se débattre à la COP
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Ils ne sont que de petits cailloux perdus dans les mers, n'ont aucun poids démographique, géopolitique ou économique. Leur alliance, l’Aosis, est devenu un acteur incontournable des COP. Malgré cela, la situation des petits États insulaires face au réchauffement global reste critique. Lassés par le manque d’ambition des pays développés, certains veulent passer à l'action.
De notre envoyé spécial à Glasgow
Gladys Habu, 26 ans « comme le nombre de COP », est pharmacienne de profession et vit aux îles Salomon. Cet archipel indépendant de l’océan Pacifique, peuplé d’environ 700 000 personnes, s’étend sur l’équivalent de la superficie de la Suisse, à l’est de la Papouasie Nouvelle-Guinée. Ses grands-parents vivaient sur l’un de ses ilots, nommé Kale. « On s’y rendait chaque année, quand j’étais petite. Un jour, j’ai réalisé que la taille de l’île avait drastiquement diminué », nous confie-t-elle après son discours au Forum des îles du Pacifique, dans le cadre de la COP26 à Glasgow. En 2009, elle prend une photo de ce petit paradis. Cinq ans plus tard, seul un vieux tronc émerge encore. En 2021, il ne reste plus rien.
For my 26th birthday, I did a full recording of the speech I delivered on the 8th during the UK Pacific High Level Dialogue, whilst half submerged in the ocean where Kale island used to be.
— Gladys Habu (@Gladys_H_) August 24, 2021
Watch full video here: https://t.co/DonYP9Rh3Z… @COP26 @BHCHoniara @AusHCSols pic.twitter.com/qtEMyDLq30
« J’ai compris que c’était quelque chose qui n’arrivait qu’à ma province, mais que cela touchait toutes les nations insulaires du Pacifique », reprend Gladys Habu, qui représente son pays comme Miss 2020. En effet, comme Kale, quatre autres îles de l’archipel ont été complètement avalées par les eaux : Rapita, Kakatina, Zollies et Rehana. Six autres ont perdu 20% de leur surface entre 1947 et 2014. Des faits rigoureusement étudiés, notamment par des experts australiens. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) projette une augmentation du niveau des océans de 40 à 130 cm avant 2100. Plusieurs opérations de délocalisation de populations ont été menées ces dernières années, comme aux îles Kiribati.
La montée des eaux n’est pas la première des menaces. Les îles Fidji par exemple sont parmi les plus touchées par les cyclones. Chaque année, elles sont frappées par un cyclone de catégorie 4 au moins. Le cyclone Pam de 2016 a causé des dégâts représentant près de 63% du PIB du Vanuatu ; le cyclone Winston de 2017 a coûté aux Fidji l’équivalent de 31% de son PIB, et le cyclone Gîta de 2018 38% du PIB des îles Tonga. Par ailleurs, la Papouasie affronte les risques qui pèsent sur ses forêts primaires, l'une des plus riches au monde, Singapour souffre des émissions dues aux navires de commerces, les eaux s’acidifient...
Aux antipodes, les Caraïbes, plus riches et plus peuplées, sont menacées par les mêmes épées de Damoclès. « Le 6e rapport du Giec indique que si l’on parvient à 1,5°C, ce qui ne peut être atteint dans la prochaine décennie, cela va conduire à la perte de 70 à 90% des coraux. De tels effets seraient désastreux. Nous dépendons du tourisme : personne ne veut venir voir des coraux morts. Des milliers de compatriotes pêcheurs dépendant des barrières de corail et des poissons : ils seraient fortement menacés dans un tel scénario », commente d’un air grave le Dr Colin Young, directeur exécutif du Centre du changement climatique de la communauté caribéenne (5C) que l’on rencontre au pavillon des Caricom, la coalition des États caribéens. « Il y a aussi la montée des eaux. 70% de nos populations vivent sur le littoral. » Et de citer, « évidemment », les ouragans dévastateurs, plus souvent médiatisés que dans le Pacifique. Comme en 2017 quand, « en quelques heures, la Dominique a perdu 225% de son PIB à cause de l’ouragan Maria », qui a surtout fait 3000 morts à Porto Rico.
La naissance d’un « acteur-clé »
Ces îles en voie de disparition ou rasées par les vents, c’est l’une des raisons d’être de l’Alliance des petits Etats insulaires (Aosis). Et la COP, c’est un peu leur moment à eux, l’un des seuls où les autres Etats, forcément plus puissants, sont légalement obligés de les entendre.
L’Aosis rassemble 44 États insulaires du monde entier (Caraïbes, Pacifique, mers d’Afrique, d’Inde et de Chine du Sud)*. Elle chapeaute trois organisations géographiques indépendantes : celle des Caraïbes (Caricom) et celle du Pacifique (Psids) pour les deux plus importantes, ainsi que celle de l’océan Indien et d’Afrique (AIMS). L’Aosis représente ainsi une population cumulée de 65 millions de personnes.
A côté, il existe un écheveau d’organisations régionales techniques qui influent sur le fonctionnement diplomatique. L’Alliance est elle-même membre du Groupe 77 + Chine, une vaste coalition de 134 pays en développement.
L’Aosis a été créée dès 1990 pour faire entendre les voix des îles en développement lors des premiers sommets climat. « C’est la première fois qu’apparaît un groupe de négociations inter-régional. À ce titre, cette Alliance est une prouesse », note Carola Kloecke, chercheuse au Ceri-Sciences Po, spécialiste de l’Aosis et présente dans les négociations à Glasgow, fermées à la presse. Les Maldives ont été le moteur de cette initiative, signé en 1989 à Malé, capitale de l’archipel de l’océan Indien. « Le déclic, c’est la grosse inondation subie par les Maldives juste avant. Car à l’époque, nous n’avions pas les mêmes certitudes sur le réchauffement climatique qu’aujourd‘hui. » Cette initiative s’inscrit toutefois dans un contexte de prise de conscience scientifique de plus en plus partagée d’un réchauffement climatique d’origine anthropique. Comme l’attestait par exemple la création du Giec, l’année précédente.
L’adage disant que l’union fait la force pourrait être la devise de l’Aosis. « Dans le système onusien, les nombres sont importants, explique Carola Kloeck. Le positionnement de 39 pays a automatiquement plus de poids que le positionnement d’un pays individuel, surtout s’il s’agit de petits pays. Malgré la petite taille et le manque d’influence et de moyens de ses membres, l’Aosis est devenue un acteur-clé des négociations. » Quant aux organisations régionales caribéennes et pacifiques, « il n’y a pas de compétition entre elles, promet le Dr Young. Nos négociateurs sont de haut niveau et le résultat de notre diplomatie sera favorable aux pays en développement. » L’Aosis elle-même se considère comme le « porte-parole des personnes vulnérables » et « marginalisées » à tel point que « seulement quatre leaders politiques » sont venus du Pacifique, explique-t-on à l'Aosis.
Des coups de com' aux mécanismes judiciaires, les États insulaires font feu de tout bois
Alors, pour mieux se faire entendre, ces pays redoublent d’imagination et adoptent différentes stratégies. Ils excellent d’abord dans des coups d’éclat. Pour cette COP, c’est le ministre des Affaires étrangères de Tuvalu qui a mouillé la chemise. En l’occurrence le bas de son pantalon.
A Minister in Tuvalu, Simon Kofe today recorded a video statement for #COP26 pic.twitter.com/mLLrd6JIFc
— Anish Chand (@achandftv) November 5, 2021
De manière plus académique, cela peut passer aussi par des discours travaillés. Comme lors de la précédente COP, la Première ministre de Barbade a eu des mots très forts pour dénoncer l'inaction du Nord. « Nos peuples regardent, nos peuples prennent des notes, prévient-elle. [...] Allons-nous réellement quitter Glasgow sans l'ambition qui est nécessaire pour sauver des vies, sauver la planète ? Sommes-nous si aveuglés et si durs que nous ne pouvons plus s'émouvoir des cris de l’humanité ? »
Once again Barbados PM Mia Mottley has been the one who has delivered the speech the world needed. May she be heard, may we rise. Take 8 minutes to listen to the whole thing. Share the lines that grabbed you most. #COP26 pic.twitter.com/jOjfCQpMnm
— Ben Phillips (@benphillips76) November 3, 2021
Les annonces officielles sont également un moyen d‘action. Ainsi, le 1er novembre les États de Tuvalu (Pacifique) et Antigua-et-Barbuda (Caraïbes) ont décidé de se lancer sur la voie juridique. « Nous allons mettre sur pied une commission », confirme Seve Paeniu, ministre des Finances de Tuvalu. Objectif : entamer une procédure devant la juridiction internationale à l’encontre des pays les plus pollueurs. « Nous devons envisager toutes les options pour demander des comptes aux États qui génèrent la pollution. Il me semble qu’il y a un pays où une cour a ordonné au gouvernement de prendre des mesures », glisse le Dr Young dans une pique pas très voilée à l’État français condamné le 14 octobre par le tribunal administratif dans le cadre de « l’Affaire du siècle ».
Pour être efficaces dans ces moments cruciaux, les pays membres de l’Aosis et de leurs organisations régionales se réunissent lors d’une pré-COP, puis matin et soir pendant celle-ci pour unir leurs revendications. Enfin, il y a les négociations, là où tout se joue vraiment pour le texte final. « Chaque paragraphe est discuté, pendant une heure parfois, et le but est de trouver une formule qui arrange tout le monde mais à moitié ! La COP, c’est une histoire de compromis! », résume Carole Kloeck, qui a participé à plusieurs de ces sommets.
« Le règlement de la COP impose qu’il n’y ait pas plus de six négociations en parallèle, explique Carola Kloeck. Mais cela n’est pas respecté. Cette année, des plaintes ont été émises par les États insulaires car il y a eu trois réunions en même temps sur le thème de l’adaptation au réchauffement. Or, ils n’ont pas trois experts sur ce sujet, qui est leur grande préoccupation ». Le manque de ressources humaines et matérielles handicape considérablement les pays en développement qui ne peuvent pas se faire entendre équitablement.
Des victoires en papier bible
Toutes ces stratégies aboutissent-elles à un résultat ? La réponse est mitigée. Le grand trophée de l’Aosis se résume en deux petits chiffres que l’on voit désormais partout : 1,5°C. Ce chiffre a émergé en 2009 à Copenhague où l’Aosis était la seule à le réclamer haut et fort. « Il est basé sur un rapport spécial du Giec demandé par l’Aosis à la COP », précise la spécialiste. Mais la COP15 aboutira avec peine à un objectif de 2°C. Il faut attendre la COP21 pour que cette température soit écrite noir sur blanc, dans une formulation funambuliste toutefois qui le relègue au deuxième cercle de la cible.
Enfin, cette COP26 semble l’avoir rendu omniprésent dans les esprits, les discours, les slogans, sur les pancartes, comme le centre à atteindre, notre « objectif primordial » et « notre étoile polaire » a même déclaré le président de la COP26 Alok Sharma lors d’une conférence de presse hier soir. « C’est le plus gros succès de l’Aosis. Maintenant qu’il est sur le papier, les citoyens vont exiger du changement, la pression va s’accroître sur les hommes politiques, qui vont devoir choisir leur camp : celui de la justice ou celui de leurs intérêts », prévoit le Dr Colin Young.
Une victoire très symbolique cependant. Les dernières prévisions du réchauffement parues pendant cette COP26 évoquent deux trajectoires. La première, posée par l’Agence internationale de l’énergie, annonce 1,8°C de réchauffement d’ici 2100. Mais mardi 9 novembre, le Climate Action Tracker juge à son tour ce scénario trop « optimiste » car prenant en compte la neutralité carbone promise par 140 États au mitan du siècle, alors qu’il est plus pertinent de considérer les engagements de réduction pris pour 2030. Ce qui aboutit au chiffre moins glorieux de 2,4°C. Quoi qu’il en soit, le nombre d’or reste à l’heure actuelle une vue de l’esprit. « Cette COP n’est pas différente des précédentes : il y a beaucoup de paroles mais peu d’actions, les pays les plus responsables reportent sans cesse plutôt que de prendre les décisions recommandées par la science », regrette le responsable caribéen.
Pas dupes ni aveugles, les représentants des États insulaires continuent donc de marteler leur slogan : « 1,5°C pour survivre ». Le chiffre faisait partie des premiers mots de l’allocution du Premier ministre des Fidji, Frank Bainimarama, au Forum des îles du Pacifique, et de tous les discours prononcés ce soir-là. « Dans le Pacifique, la montée des eaux est trois fois plus rapide qu’ailleurs », rappelle Gladys Habu, dans un écho du terrain aux études scientifiques.
D’autres avancées peuvent être enregistrées grâce à la diplomatie active exercée par l’Alliance : l’inscription de l’océan parmi les objectifs de développement durable de l’ONU, mais aussi dans l’Accord de Paris. Sans cela, cette ressource vitale qui occupe 71% de notre planète et représente un puits de carbone bien plus profond que les forêts, ne serait tout simplement pas discutée. Le Mécanisme de Varsovie sur les pertes et dommages peut également lui être crédité. En outre, la présence de l’Aosis est tenue comme indispensable pour la discussion de tout texte relative au climat.
« Il faut relativiser ces victoires, tempère cependant Carola Kloeck. Il y a certes une reconnaissance de leur statut. Mais souvent, il s’agit plutôt de victoires symboliques et ces petits États en développement en sont conscients et frustrés. Tout réside dans la mise en œuvre. Pour l’instant, ce ne sont que des mots. »
Ainsi, COP après COP, trois demandes insatisfaites se répètent : plus d’ambition dans les engagements des États (NDC) à réduire les émissions pour atteindre l’objectif d’1,5°C. Plus de financement, avec le respect de la balance atténuation/adaptation. Enfin, le leitmotiv des pertes et dommages. « Pour une année normale, la région des Caricom perd 3,5% de son PIB chaque année, en raison du climat, illustre le spécialiste Colin Young. Selon nos projections, les dégâts causés d’ici 2025 dépasseront largement les 15 milliards de dollars dans seulement trois secteurs : l’énergie, les infrastructures et le tourisme. Suivant les indications du Giec, les catastrophes liées au changement climatique vont devenir plus fréquents et plus violents. Il y aura une augmentation importante des dégâts. »
Les pays de l’Aosis n’envoient dans l’atmosphère qu’1,5% des émissions mondiales de gaz à effets de serre. Ceux du G20 en rejettent 80% mais subissent largement moins les conséquences et ont les reins suffisamment solides pour y faire face. Les premiers voudraient donc voir les seconds régler la facture, à travers un fonds spécifique et non en puisant dans celui de d’adaptation. Selon de récents chiffres, les pertes et dommages pourraient s'élever jusqu'à 580 milliards de dollars chaque année dans les pays en développement, dès 2030.
À chaque conférence climat, cette question des dégâts à réparer reste donc l’une des plus épineuses et inamovible. Deux initiatives ont vu le jour en huit COP : le Mécanisme de Varsovie et le réseau de Santiago, dont l’efficience se fait encore attendre. Concernant ce dernier, un représentant de l'Aosis estime que des « progrès techniques » ont été réalisés et que l'accord final pourrait déboucher sur quelque chose de plus « fonctionnel ».
Les pays développés freinent des quatre fers pour éviter d’ouvrir la boîte de Pandore du financement des dommages. Ils craignent notamment des demandes de réparations rétroactives pour les « dégâts historiques ». « C’est déjà difficile d’évaluer les coûts d’adaptation mais pour les pertes et dommages ça l’est encore plus parce qu’il y a des pertes non matérielles ou culturelles, comme un village natal, surtout dans le Pacifique où la culture est fondée sur le lieu des ancêtres. Cela n’a pas de prix », décrypte Carola Kloeck qui a étudié aux Fidji. C'est justement l'un des rôles du réseau de Santiago.
Faut-il y voir un cadeau de la nation hôte aux pays du Sud ? L’Écosse a débloqué un peu plus d’un million d’euros pour abonder aux pertes et dommages. Edinbourg « brise un tabou », se réjouit l’ONG Care France, pointant un « montant symbolique ». Les COP seront-elles toujours réduites à la politique des symboles et des petits pas ?
*L’Aosis comprend 39 membres : Antigua-et-Barbuda, Bahamas, Barbade, Belize, Cuba, Dominique, République Dominicaine, Grenade, Guyane, Haïti, Jamaïque, St-Kitts-et-Nevis, Ste Lucie, St-Vincent-et-les-Grenadines, Suriname et Trinité-et-Tobago aux Caraïbes ; Îles Cook, Fidji, Kiribati, Îles Marshall, Micronésie, Nauru, Niue, Palau, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Samoa, Îles Salomon, Timor oriental, Tonga, Tuvalu et Vanuatu dans l’océan Pacifique; et Cabo Verde, Comores, Guinée-Bissau, Maldives, Maurice, São Tomé et Príncipe, les Seychelles et Singapour dans les mers d’Afrique, d’Inde et de Chine du Sud. S’y ajoutent cinq observateurs : Samoa américaine, Guam, Antilles néerlandaises, Porto Rico et Îles Vierges américaines
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