Littérature

Catherine Cusset: «L’autre qu’on adorait», le coup de cœur 2016

Pour certains, il s'agit du meilleur livre publié en 2016, même si la récolte lors des prix littéraires était assez maigre pour « L’autre qu’on adorait », avec le prix littéraire étudiant francophone Liste Goncourt, Le Choix de la Belgique et le prix Liste Goncourt, le choix de la Suisse. Écrit magnifiquement à la deuxième personne du singulier, c'est un roman à la fois personnel et universel, intime et possessif. Avec un langage lumineux, l’écrivaine Catherine Cusset nous entraîne dans un incroyable dialogue avec Thomas Bulot, son ancien amant redevenu son meilleur ami. Il s’est suicidé à l’âge de 39 ans aux Etats-Unis. L’hommage d’une femme à un homme pour ne pas le perdre.

L'écrivaine Catherine Cusset, auteure de « L’autre qu’on adorait ».
L'écrivaine Catherine Cusset, auteure de « L’autre qu’on adorait ». C. Hélie / Gallimard
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Chaque page du roman s’apparente à la voile d’un bateau transmettant l’énergie pour transporter une vie à sa destination inconnue. Rarement, on aura connu un tel souffle littéraire, un tel tourbillon de mots et d’émotions pendant la lecture. Le ton est direct et mot après mot, tout devient de plus en plus familier, au point d’avoir l’impression de faire soi-même subrepticement partie de l’histoire. L’intensité du récit est à l’image de la personne racontée, un bel homme, séducteur, doté d’une vie trop pleine pour perdurer. « La courbe de ta vie, cette ligne qui prend un grand tournant quand tu pars à vingt-trois ans aux États-Unis et qui, telle une voiture de sport, fonce vers un mur contre lequel elle va se fracasser ».

Thomas, le « tu » et Proust

L’emploi du « tu » tout le long du roman provient d’un besoin viscéral : « ‘Il’ te tue encore un peu plus », explique l’auteur dans le livre sa lutte contre le désarroi et la troisième personne du singulier. Avant d’être pris en otage par la dépression, son ami était un enfant prodige, le plus intelligent de cette bande de copains qui voulaient entrer en Ecole normale supérieure et conquérir le monde. Thomas connaîtra la passion pour Proust, les amours et la vie nocturne parisienne dans une chambre de bonne au septième étage près de la place de la Concorde. Hélas, à la fin, tout le monde a réussi, sauf lui. Ce fils d’une mère ambitieuse et modeste restera un pauvre remplaçant universitaire sans carrière. A l’approche de la trentaine, ses amis ont construit leur existence comme agent littéraire, directrice d’une maison de disques, chef dans un grand restaurant ou journaliste correspondant pour Libération, seul Thomas est toujours étudiant, célibataire, mais heureux d’être à New York.

« À l’ami dont on n’a pas sauvé la vie »

Commence alors la chute d’un destin jadis prometteur et la deuxième partie du livre, intitulé : A l’ami dont on n’a pas sauvé la vie. En toute subtilité, la marche funèbre s’installe et avance, accompagnée de son lot d’échecs et de déceptions (« les femmes, les postes t’échappent les uns après les autres », mais, pour paraphraser Beckett, « tu échoues de mieux en mieux ». Son livre magistral sur Proust, « en cours » depuis des années, ne verra pas le jour, remplacé par une manie de valider tous ses sentiments et expériences profonds par des citations littéraires (« comme le dit Proust », « Barthes à l’appui », « que Joyce appelle des épiphanies »).

En creux de l’histoire principale, Catherine Cusset dresse aussi un portrait drôle et cruel des États-Unis. Entre Manhattan, Portland, Salt Lake City et Richmond, réapparait sous nos yeux l’époque d’« un président qui joue du saxophone, fume de la marijuana sans inhaler la fumée et se fait tailler des pipes dans le bureau ovale sans commettre d’acte sexuel ».  Ou les années 1990 à New York, quand le maire Rudolphe Giuliani « a nettoyé les rives de l’Hudson de leur liberté et de leurs queers ». Sans oublier les moments mémorables, quand Thomas découvre Reed University, à Portland, « avec sa défense absolue de la liberté, quelle que soit la forme qu’elle prend ».

Catherine Cusset et Thomas Bulot


En tant qu’inconditionnel de la littérature, du cinéma et de l’amour des femmes, Thomas a payé le prix fort pour sa liberté. Avec L’autre qu’on adorait, Catherine Cusset a imaginé pour nous une réalité possible de cet être perdu et partagé les montagnes russes de sa vie intérieure : « Si tu aimes tant Proust, c’est pour son intuition fondamentale : la vie véritable est dans les fragments de temps qui échappent au temps ».

Ironie du sort, avec ce portrait d’un « looser », d’un ami incapable de surmonter les difficultés de la vie, Catherine Cusset a écrit, à l’âge de 53 ans, peut-être son meilleur livre et atteint le sommet de sa carrière littéraire, entamée avec la publication de son premier roman, La Blouse romaine, en 1990, à l’âge de 27 ans. Agrégée de lettres classiques, elle a enseigné jusqu’à l’âge de 39 ans à la prestigieuse université américaine de Yale et vit actuellement comme écrivain à Manhattan.

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