«La singularité de Georgia O’Keeffe»: une révélation heureuse au Centre Pompidou
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« On ne peut pas la limiter ni à un mouvement ni à un sujet. » Le Centre Pompidou-Paris nous offre une révélation aussi tardive qu’heureuse avec la première rétrospective en France consacrée à la peintre américaine Georgia O’Keeffe. Pionnière de l’art moderne et contemporain, elle avait la réputation d’être la femme la plus photographiée aux États-Unis après Marilyne Monroe. En Europe, elle reste pratiquement inconnue. Ce que Didier Ottinger, commissaire de cette exposition très attendue, compte bien changer.
RFI : Georgia O’Keeffe (1887-1986) est considérée comme une des pionnières de l’art moderne et contemporain. Pourquoi a-t-on attendu 2021, 35 ans après sa mort, pour lui consacrer une rétrospective au Centre Pompidou ?
Didier Ottinger : Il est vrai, si l’on regarde la différence de reconnaissance entre les États-Unis et l’Europe, c’est un abime. Georgia O’Keeffe est célébrée depuis les années 1920 aux États-Unis. Elle occupe une place exceptionnelle sur le marché de l’art contemporain de l’époque. Ici, on la découvre, parce qu’on est en retard dans la reconnaissance de l’art américain, de la première partie du XXe siècle. On nous a longtemps enseigné que l’art moderne commençait aux États-Unis en 1947, avec Jackson Pollock et son « dripping » [technique consistant à laisser couler ou goutter de la peinture sur une toile, NDLR]. Aujourd’hui, on découvre qu’il y a un nombre considérable d’artistes majeurs qui s’expriment dans les années 1920 et 1930. Donc, en cause est plutôt notre long apprentissage, notre lente reconnaissance de ce qui s’est passé aux États-Unis avant 1945. Nous avons rattrapé notre retard depuis 1945, mais là, on est encore dans un terrain où il y a beaucoup à découvrir.
Elle est née en 1887 dans le Wisconsin, dans une ferme. Ensuite, elle a vécu et travaillé à Chicago, à New York, au Nouveau-Mexique. Elle a connu plusieurs ruptures dans sa vie et sa peinture. En dehors de ces changements, comment caractérisiez-vous sa singularité et son côté avant-garde ?
La singularité de Georgia O’Keeffe est qu’elle s’inscrit dans un lignage qui n’est pas celui de la voie la plus reconnue de ce qu’on appelle l’art moderne. Habituellement, on nous dit que l’art moderne commence avec Paul Cézanne. Cézanne lui-même va donner le cubisme, le cubisme va donner l’abstraction, et puis il y aura le Bauhaus en Europe… Ça, c’est la voie qui a été enseignée et « officialisée » par le travail des premiers musées modernes. Ici, nous découvrons une artiste dont les racines seraient plutôt du côté de l’estampe japonaise, du côté de peintres romantiques comme Caspar David Friedrich, qui passerait par l’école du paysage américain de la fin du XIXe siècle, qui passe évidemment par Kandinsky… C’est-à-dire qu’il s’agit d’un art qui est plus du côté des fusions, de l’émotion, du spirituel, et non pas de la rationalisation qui caractérise le mouvement dominant tel que l’histoire de l’art l’a établie.
Georgia O’Keeffe est d’abord devenue célèbre avec son iconographie florale. Selon vous, il ne s’agit absolument pas d’un motif innocent, mais qui cache souvent un aspect très érotisant. Par exemple, quand vous regardez sa peinture Black Hills With Cedar (1941/42), pourquoi pensez-vous à la fameuse toile L’Origine du monde de Courbet ?
Parce que ce tableau est symptomatique de ce qui est le grand projet de Georgia O’Keeffe : une fusion avec la nature, d’accord avec le cosmos. C’est un tableau montrant comment son corps se superpose exactement à un relief, à des montagnes, à des bosquets, etc. Au fond, c’est le résumé de l’art de Georgia O’Keeffe. Non seulement représenter la nature, mais exprimer ce sentiment d’appartenance, de communauté avec tous les cycles du vivant avec le cosmos.
A l’ère de #MeToo et du féminisme, nous constatons régulièrement que les artistes femmes ont été systématiquement tenues à l’écart du grand récit de l’histoire de l’art. Avec Georgia O’Keeffe, ce n’était pas du tout le cas. Dès 1928, elle assiste à sa première rétrospective à Brooklyn. En 1946, elle devient la première femme à qui le Museum of Modern Arts (MoMa) a dédié une exposition. Comment expliquez-vous qu’O’Keeffe avait toute sa vie une place dans le monde de l’art ?
Elle nous dirait qu’elle a eu beaucoup de chance. La chance qu’elle a eue, c’est sans doute d’être au bon endroit et de rencontrer les bonnes personnes. C’est vrai, très tôt, le premier qui découvre ses dessins, sans savoir même qui en est l’artiste, c’est Alfred Stieglitz [célèbre photographe américain, galeriste, éditeur et promoteur de l’art moderne qui divorcera de sa femme pour se marier avec Georgia O’Keeffe, NDLR] et il l’expose immédiatement dans sa galerie.
Il est tellement convaincu qu’il va persuader la terre entière, ou plutôt la terre américaine, qu’on a là à faire à un génie très singulier. Pour la première fois, quelqu’un est capable d’exprimer ce que Stieglitz recherchait : des valeurs fondamentalement américaines qui ne doivent rien à l’Europe. C’est cela aussi qui caractérise Georgia O’Keeffe. Elle n’est pas l’héritière du cubisme ni des grands mouvements de la modernité européenne. Elle se constitue un vocabulaire très particulier, évidemment lié à son enracinement et son enfance dans le grand monde américain, celui des grands espaces du midwest américain.
Au-delà de son rôle de pionnière, vous lui attribuez aussi une influence décisive sur beaucoup d’artistes, notamment sur la génération des peintres du champ coloré, comme Marc Rothko. Pourquoi ?
On le voit bien au fil de l’exposition, c’est une artiste qui se réinvente régulièrement et qui réinvente ses sujets, sa technique, etc. Dans les années 1950, elle-même est étonnée de voir dans les magazines d’art contemporain à quel point ses œuvres ressemblent à celles de la toute jeune génération qui est en train d’apparaître, ce qu’on appelle la peinture « hard edge », c’est-à-dire une peinture abstraite, basée sur une sorte d’application méthodique d’aplats de couleurs.
S’il fallait retenir juste une œuvre de cette exposition, ça serait laquelle ?
Encore une fois, cela serait toutes, parce qu’on voit bien que Georgia O’Keeffe est quelqu’un qui ne cesse de réinventer. Donc, on ne peut pas la limiter ni à un mouvement ni à un sujet. Je pense qu’il faut la prendre globalement, pour la totalité de son œuvre.
Aujourd’hui, en Europe, elle est beaucoup moins connue qu’une Louise Bourgeois ou une Niki de Saint-Phalle, sans parler d’un Picasso ou d’un Yves Klein. Après cette rétrospective au Centre Pompidou, quelle sera sa place dans le grand récit de l’histoire de l’art ?
Ce sont les historiens et les conservateurs des musées qui vont nous le dire, mais cette exposition fait partie d’une exposition itinérante, puisqu’elle a été présentée, en partie, à Madrid, avant d’être à Paris. Et il ira ensuite à la Fondation Beyeler en Suisse. Donc, trois institutions européennes dans différents contextes culturels vont, je pense, suffire à établir cette fois la place légitime de Georgia O’Keeffe dans le paysage de l’art moderne.
► Georgia O’Keeffe, une exposition au Centre Pompidou-Paris, jusqu’au 6 décembre 2021
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