Festival de San Sebastian: quand les tweets d'«Arthur Rambo» flinguent Karim D
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Le dernier long-métrage de Laurent Cantet est en compétition dans la sélection officielle du Festival international du film de San Sebastián. Un festival qui s'apprête à fêter son 70e anniversaire et accorde toujours une place de choix aux artistes et productions du pays voisin dans ses différentes sections puisque c'est la comédienne et productrice Marion Cotillard qui a ouvert le bal en recevant le prix Donostia de cette édition. Arthur Rambo, un film chaleureusement accueilli par le public et qui raconte la descente aux enfers d'un jeune écrivain, interprété par Rabah Naït Oufella, promis à un brillant avenir mais rattrapé par des tweets haineux, postés dans une vie antérieure.
De notre envoyée spéciale à San Sebastian,
En ouverture du film, Karim D, un peu emprunté, pose devant un fond vert cru. Du vert de tous les espoirs placés par son agent et sa maison d'édition en ce tout jeune écrivain, issu de l'immigration et né en banlieue parisienne. Un beau fruit de l'école de la République. Un faux fond en réalité, à l'image de ce monde de l'apparence, du spectacle qu'est la télévision. Karim D se prépare à être interviewé pour son livre : un très bel hommage à sa mère qui a arraché des larmes à bien des lecteurs, dont sa petite amie. La mère, un personnage consensuel et fort qui parle dans toutes les cultures. Sur l'écran de cinéma, en surimpression, des tweets défilent, laudateurs. Des potes de Karim D, des lecteurs, des admirateurs...
Rabah Naït Oufella d'Entre les murs à Arthur Rambo
Karim D est finement interprété par Rabah Naït Oufella, le visage désormais ombré d'une fine moustache. Flash back : Rabah, c'était aussi le gamin chahuteur du collège d'Entre les murs, le film qui a sans doute fait connaître Laurent Cantet au grand public. Le film racontait le quotidien d'un jeune professeur de français dans un collège d'un quartier populaire de l'est de Paris. C'était en 2008 et Rabah, né dans le XXe arrondissement, avait alors 14 ans.
Karim D, accroché à son téléphone portable, court de rendez-vous en fête. C'est SA soirée, celle de sa consécration, il reçoit une proposition de film, il danse, on se l'arrache... Les tweets flatteurs continuent à défiler sur l'écran, puis c'est la bascule. De vieux posts à lui refont surface : signés d'un certain Arthur Rambo, un double « méchant » qu'il s'était créé des années plus tôt. De la provoc, des bêtises, regrette Karim D : sur les réseaux sociaux, pour faire le buzz plus on est trash, plus on a de fans. Mais il y aussi des messages antisémites, misogynes, homophobes... aux antipodes de l'image souriante et lisse du jeune beur de Bagnolet à la chambre pleine de livres que « vendent » ses nouveaux amis.
Cette histoire en rappelle d'autres, souligne l'équipe du film en conférence de presse. Celle de Mehdi Meklat en 2017, ancien journaliste du Bondy Blog et de France Inter ou encore celle de Mennel, ex-candidate au concours The Voice. Tous deux ont été mis en cause par des messages haineux ou jugés complotistes sur les réseaux sociaux. Or Mehdi Meklat était aussi l'auteur d'articles « très bien pensés et écrits sur la banlieue », rappelle Laurent Cantet, qui aime travailler sur les problématiques sociales « incarnées » et s'est emparé courageusement avec ce dernier film d'un sujet éminemment sensible, à la fois médiatique et politique : de l'impact des réseaux sociaux, de leur maîtrise et de la maîtrise aussi des codes culturels et donc aussi en toile de fond de la question des inégalités sociales. « Ces jeunes sont nés avec les réseaux sociaux, mais il y a une incompréhension de leur fonctionnement », souligne le réalisateur. À ce titre, Karim/Arthur Rambo est représentatif d'une fracture sociale qui existe aujourd'hui en France : quand quelqu'un s'exprime, qui il est et d'où il parle ont une incidence sur la réception du message, explique l'équipe du film.
Un rôle travaillé au millimètre
Un point de vue partagé par Rabah qui avoue une pratique modérée des réseaux sociaux et reconnaît appartenir à la dernière génération qui a grandi sans eux alors que la génération suivante a grandi avec eux. Le ballon de foot plutôt que le smartphone. « Internet, c'est pas la vraie vie ! », néanmoins il faut vivre avec et apprendre à en maîtriser les outils pour éviter de tomber dans de telles erreurs. Il explique combien son rôle a été beaucoup travaillé avec Laurent Cantet, « monsieur Cantet » comme il l'appelle. « On a beaucoup discuté, répété, c'était millimétré. Moi en tant que spectateur, j'ai de la sympathie pour ce personnage... son envie de traverser une première frontière qui est le périphérique et une deuxième frontière, celle de la littérature - deux mondes qui lui sont étrangers - et puis du jour au lendemain les portes se ferment. »
L'ancien élève poil à gratter d'Entre les murs a fait depuis du chemin derrière la caméra, d'abord dans des rôles modestes puis plus importants comme Grave de Julia Decournau ou Nocturama de Bertrand Bonello. Sa pratique de la musique - du rap dont il écrivait les textes -, son expérience de la scène, l'ont aidé à avoir moins peur de la caméra, reconnaît Rabah qui semble plutôt d'un naturel réservé. Et à sa boulimie de films des débuts - c'est un gourmet gourmand et cuisinier - a succédé un appétit contrôlé. « Je ne suis pas un acteur qui a besoin de tourner tout le temps... je prends mon temps et sélectionne les projets qui m'intéressent. Après Entre les murs, j'acceptais un peu tout ce qu'on me proposait : c'étaient des opportunités pour acquérir de l'expérience et je découvrais aussi ce milieu... et puis j'ai commencé à me demander si les questions que le film soulevait m'intéressaient, si le film pouvait avoir un impact, vers l'âge de 20-21 ans. C'est à ce moment-là que j'ai envisagé d'en faire mon métier et depuis je sélectionne !
Quand François ou Bertrand deviennent Mouloud ou Abdel
Quand on lui demande si en tant que jeune homme d'origine nord-africaine, il n'a été étiqueté « arabe » en tant qu'acteur, Rabah, qui est d'origine kabyle, nuance. « On ne peut pas nier qu'en tant qu'acteur issu de l'immigration, en France, on est souvent confrontés aux mêmes propositions de rôle. » Il reconnaît d'ailleurs en avoir refusé beaucoup... Avant de tourner avec Julia Ducournau, il était resté deux ans sans travailler au cinéma et avait écarté plusieurs projets, nous raconte t-il. « Je n'avais jamais fait de film de genre, ça m'a tout de suite attiré et pour un rôle d'homosexuel, qu'on ne m'avait jamais encore proposé ! Dans le scénario, mon personnage s'appelait Adrien... j'ai souvent casté pour des rôles avec des prénoms comme François, Bertrand... sauf que quand j'ai le rôle, le personnage en question devient Mouloud ou Abdel... Du coup, j'ai demandé à la réalisatrice : 'et alors Adrien, c'est comment ?', elle n'a pas compris et Adrien est resté Adrien... Le film a bien marché auprès des critiques et du public et après on ne m'a plus proposé que des rôles d'homosexuels [rires] ! Voilà, ça fait partie du jeu et du coup j'ai repassé des mois sans tourner... Ce que je me souhaite : faire des rôles différents les uns des autres !» Casser les étiquettes et prendre des risques à l'image de Vincent Cassel, un de ses comédiens de référence.
Dans la deuxième partie du film de Laurent Cantet, exclu par le monde littéraire et mondain auquel il aspirait et par certains de ses amis, Karim D va chercher refuge dans le cocon familial en banlieue, où il retrouve sa mère et son petit frère. Ma scène préférée du film, nous raconte Rabah, c'est celle qui l'oppose à son petit frère - interprété par le jeune Bilel Chegrani - qui lui reproche de renier ses tweets, de les trahir, lui et ses copains de collège qui sont ses fidèles supporters. « Ce n'est pas vrai qu'on vit dans des ghettos, que les flics nous maltraitent ? », lance l'adolescent à bout d'arguments à son frère aîné. Une scène dure et très forte, remarquablement interprétée, qui pose encore une fois la question de l'émission et de la réception d'un message quelle que soit sa nature. « C'est pas une scène qui est entrée facilement, on l'a beaucoup répétée et elle m'émeut beaucoup parce que le protagoniste (Karim D) se prend toute la violence de ce qu'il a pu écrire... des mots qu'il a écrits, pensant que cela serait lu au 3e ou 4e degré, sont pris au premier degré par son petit frère ». Quand feu le nouvel Arthur Rimbaud se prend en pleine figure le monstre Rambo qu'il avait créé.
► À écouter aussi : L’atelier de Laurent Cantet, film noir pour une jeunesse déboussolée
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