Reportage

Les géants de granit de la Vallée des Saints, un site entre magie et folie au cœur de la Bretagne

Loin des côtes touristiques de Bretagne, un petit village costarmoricain a accueilli plus de deux millions de curieux en treize ans. La Vallée des Saints, à Carnoët, entend faire revivre la mémoire des saints bretons par l’érection de statues géantes en granit local. Séduisant ou rebutant, le projet n’en est pas moins envoûtant. 

Depuis 2009, sont érigées plus de 150 immenses sculptures hétéroclites racontant les saints de la Bretagne et leurs légendes.
Depuis 2009, sont érigées plus de 150 immenses sculptures hétéroclites racontant les saints de la Bretagne et leurs légendes. © Anne Bernas/RFI
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De notre envoyée spéciale à Carnoët,

« Saint-Jorand est un sourcier, et en plus de cela, il attire la pluie. C'est un ermite qui s'est installé dans la petite commune de Plouhiec du Trieux. Les païens de l'époque l'ont chassé, et d’un coup, toutes les sources se sont taries et il ne pleuvait plus ! Alors les locaux lui ont demandé de revenir et avec son pendule, il a fait rejaillir les sources, la pluie a refait son apparition et les récoltes sont redevenues normales. Durant tout le chantier de cette sculpture, il n'a pas arrêté de pleuvoir, parfois même c'était le déluge, j'étais obligé d'arrêter de travailler. »  Le récit à peine terminé de Goulven Jaouen, sculpteur de 33 ans, il se met à pleuvoir sur la Vallée des Saints. Le site prend alors des airs dignes des contes et légendes bretons….

Nichée sur la colline de Quénéquillec à 230 m d'altitude, dans la commune de Carnoët, il faut « mériter », cette Vallée des Saints. En plein centre de cette Bretagne « vide » et désertée, à une centaine de kilomètres à l’est de Brest, le site est à lui seul magique : des vestiges romains engloutis, une motte féodale du XIe siècle depuis laquelle une vue imprenable à 360° s’offre au visiteur par beau temps. Plongé dans la brume, la magie du lieu opère toujours : des ombres de statues hors-normes apparaissent au fil de la découverte.

Depuis 2009, c’est ici que sont érigées plus de cent cinquante immenses sculptures hétéroclites racontant les saints de la Bretagne et leurs légendes. Il y en aura mille, dans l'avenir… Ou comment remettre au goût du jour cette notion de sainteté à une époque troublée, à une époque où « le temps est hors de ses gonds », comme disait Shakespeare.

Un projet culturel et spirituel en honneur de la Bretagne

À l’origine de l’aventure, quatre hommes, dont Philippe Abjean qui en 1989 souhaite célébrer le 1500e anniversaire de la naissance de Pol Aurélien, moine d’origine galloise et premier évêque du Léon. « Et puis, de fil en aiguille, l’idée est venue de s’intéresser aux sept saints fondateurs de la Bretagne, raconte le professeur de philosophie passionné de culture bretonne. Puis, de sept saints à mille saints, comme une évidence, pour faire mémoire à tous ces personnages, qui ont existé pour la plupart et qui ont donné leur nom à la majorité des communes et villes de Bretagne (appelée autrefois Armorique, NDLR). » Entre les IVe et IXe siècle, des saints sont en effet venus d’Irlande, d’Écosse, du Pays de Galles et de Cornouailles britanniques, mais il existait aussi des saints bretons présents dans la région quand d’autres, tel saint Émilion, quittaient la Bretagne pour de nouveaux horizons. 

Ainsi, en 2008 Philippe Abjean et ses trois compères fondent l’association de la Vallée de Saints avec un même désir : l’envie de placer sur un même site un millier de statues monumentales en granit breton à l’effigie des saints de la région. Chaque sculpture est orientée vers la commune dont elle est originaire. L’objectif est de créer un lieu qui contribuerait au rayonnement culturel de la Bretagne, « la culture étant ce qui reste quand le culte a disparu », analyse Philippe Abjean.

Pour se faire, il entend mettre en avant la partie spirituelle constitutive de l’âme de la Bretagne, cette région de France qui concentre le plus de saints. « On est à une époque déboussolée où on a perdu des repères. Les saints, en dehors de toute grande considération théologique, sont des gens qui donnent tout et qui, en fait, se donnent d'abord eux-mêmes. Les statues ne sont qu'un prétexte, un support pour l'imagination, pour rappeler l'histoire et la fondation de la Bretagne au Moyen Âge. C'est aussi un support pour conserver une culture populaire qui disparaissait. Ces récits de saints, c'est notre mythologie bretonne. C'est notre patrimoine à sauvegarder. Conserver cette identité bretonne si particulière. » 

République laïque oblige, c’est par le mécénat que les géants de granit voient le jour. À l’image du festival des Vieilles charrues de Carhaix, l’idée était de partir « de la base », un projet breton réalisé par des Bretons. « Chaque particulier ou entreprise fait un don pour financer une statue de saint valant 17 500 euros, réalisée en trente jours maximum.  Le don moyen est de 250 euros », affirme Sébastien Minguy, actuel directeur général de la Vallée des Saints.

Un vrai défi pour les sculpteurs venus du monde entier, possédant chacun un style bien à eux, qui s’attellent à retranscrire les histoires souhaitées par les mécènes (plus 4 500 aujourd’hui, dont plus de 350 entreprises). Les artistes travaillent à l’entrée du site, aux yeux de tous, casque vissé sur les oreilles, marteaux piqueurs à la main sur les blocs de granit de plusieurs tonnes et de couleurs différentes selon leur provenance. De titanesques chantiers pour un projet qui remporte un réel succès, les statues se multipliant d’année en année. 

Des controverses attendues

Mais celle qui est souvent surnommée « l’île de Pâques bretonne » n’a pas que des admirateurs et les polémiques vont bon train depuis sa création. Certains dénigrent le côté artistique de cet amoncellement de statues « qui n’aurait aucun sens ». « On ne voulait pas faire du figuratif, une statue n'a de sens que selon le lieu où elle se trouve, là, elles sont en plein air », explique Philippe Abjean. Depuis le début du projet, le cahier des charges des sculpteurs est le suivant : d’abord, faire du monumental, de 5 à 7 mètres de haut. Rappelons que dans le christianisme celtique, les saints d'alors prétendaient parler d'égal à égal avec Dieu, d’où ces saints de la démesure. Ensuite, qu’il y ait un visage, une « présence », une capacité d'invocation et d'évocation, et puis, représenter quelque part un attribut de la légende du saint. Ainsi du dragon pour saint Pol Aurélien, du loup pour saint Hervé etc. Pour le reste, les sculpteurs ont carte blanche, d'où un certain éclectisme qui ne plaît pas à tout le monde. 

La Vallée des Saints n'ayant pas vocation à faire l'unanimité, les goûts et les couleurs étant personnels, c’est aussi la dimension spirituelle qui crée la controverse. Preuve en est un article de Libération qui met en cause la mise en avant de l'identité bretonne. À une époque d'effacement des frontières, de l'abolition des cultures, la Vallée des Saints serait donc une provocation, un « frein à l'intégration de populations étrangères ». Pourtant, note Philippe Abjean, « la Vallée des Saints est aussi l'occasion de découvrir un continent spirituel souvent méconnu, voire oublié mais qui quelque part nous fonde quand même, dans un inconscient collectif qui reste malgré tout ». « L'une des valeurs qu'on porte est la liberté qu'on va retrouver dans la liberté d'approche du site, analyse de son côté Sébastien Minguy. Chacun va y venir pour ce qu'il veut, la promenade, l'Histoire, la culture, l'art, la spiritualité ou encore le culte. La démarche est vraiment personnelle. On a toujours veillé à maintenir cette diversité d'approche du site. C’est un projet inspiré, qui parle au cœur avant de parler à l'intellect. Le rapport aux émotions est important. »

Et puis, les critiques sont évidemment aussi économiques. Le mercantilisme se serait introduit dans le projet avec la mise en place d’un parking payant pour accéder au lieu. Pour Philippe Abjean, la dimension spirituelle se serait ainsi atrophiée. Il décide donc de se retirer du projet en 2020, sans regret, dit-il. « La Vallée des Saints a pris un tour que je ne partage pas. En effet, l'un des engagements qui avaient été pris à l'origine était la gratuité d'accès au lieu (…) et ça pouvait être prophétique dans un océan consumériste. »  Sébastien Minguy réfute le côté mercantile du projet : « Pas d'entrée payante, ça n'empêche pas d'avoir des services payants. Quand on accueille un certain nombre de personnes, on est obligés de mettre des infrastructures en place. Or, on n'a pas de subventions. » Et le directeur d’assurer que le site ne sera jamais fermé avec une entrée payante. « C'est acté. On peut difficilement nous taxer de la sorte. Ça n'est pas la réalité. » 

Vers la vie éternelle ?

Quoi qu’il en soit, la Vallée des Saints poursuit son agrandissement et la 156e statue ne devrait pas tarder à voir le jour sur la colline de Quénéquillec. « Mille sculptures, il faut voir cela comme le rêve à atteindre, se plaît à dire Sébastien Minguy. Cela fait rêver les gens. La vraie réalité sera plutôt 500 ou 600 ! On y sera peut-être si on trouve des petits saints bretons, cachés. Dans 80, 90 ans, cent ans peut-être ! »

En attendant que le rêve se réalise, l’association de la Vallée des Saints fourmille de projets, dont certains à l'international. Parmi eux, un jumelage avec l'île de Pâques car le site de Carnoët possède un vrai lien historique avec le site polynésien, une réelle surprise pour les membres de la Vallée des saints. « Le propriétaire du site n'était autre que le second de La Pérouse, l’expédition financée par Louis XVI pour cartographier les premières îles du Pacifique », raconte Sébastien Minguy. « Et puis, on a aussi un projet avec le Liban, car il existe une autre vallée des saints là-bas, celle de Qadisha, l’un des plus importants sites d'établissement des premiers monastères chrétiens au monde. »

Dans le vent et sous les gouttes de pluie, Goulven Jaouen poursuit, comme s'il les vivait, ses histoires de légendes en haut de la colline de Quénéquillec. « Il me semble avoir réalisé cette sculpture en 2017, mais je n'en suis pas sûr et qu'importe, puisqu'elle est éternelle. Le temps n'est que temporaire. Le granit, lui, sera toujours là dans 5 000 ans », raconte-t-il devant saint They, entouré d’ajoncs jaunes, le saint protecteur de la pointe du Van, à côté de la célèbre pointe de Raz. « Ce saint n'a pas de légende, c'est le lieu qui en a une, le raz de Sein, la baie des Trépassés, des courants monstrueux, tous ces mots qui parlent d’eux-mêmes. Mon personnage est un bonhomme-falaise, car la chapelle est tout en haut de la falaise. La cloche de la chapelle aiguillait les bateaux à l'époque. Le bloc de granit, comme par hasard, prend les couleurs des rouilles de là-bas... » Nul doute que les mystères de ces légendes de Bretagne n’en ont pas fini d’envoûter la Vallée des Saints… Un projet qui, tel le granit éternel, pourrait demeurer au-delà de ses créateurs.

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