Iris Chang, la voix des victimes du massacre de Nankin en 1937
Journaliste et historienne sino-américaine, Iris Chang apporte en 1997 une contribution majeure à la mémoire de la guerre sino-japonaise (1937-1945) en publiant Le Viol de Nankin. Cet essai historique, devenu un best-seller, donne un retentissement mondial au massacre de 1937, mais marque profondément son autrice qui se donnera la mort quelques années plus tard.
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C’était jusqu’alors un simple épisode de la guerre sino-japonaise (1937-1945), vite oublié, presque anecdotique jusqu’à la fin du XXe siècle. Le sac de Nankin a pourtant été l’un des événements les plus sanglants du conflit, inouï par ses six longues semaines d'un effroyable déferlement de violence - 38 000 tués militaires et civils selon le Japon, 300 000 selon le bilan officiel des autorités chinoises, et 20 000 à 80 000 personnes violées.
Le massacre débute le 13 décembre 1937 avec la prise par le Japon de Nankin, alors capitale du régime nationaliste de Tchang Kaï-chek. Il ne s’achève qu’en février 1938. « Lorsque les troupes japonaises entrent à Nankin, quelques semaines après la violente bataille de Shanghai, elles le font avec la volonté de punir les Chinois pour leur résistance, souligne David Serfass, maître de conférences en histoire de la Chine et de l'Asie orientale à l’Inalco. Surtout, il n’y a pas alors de témoins internationaux, à l’exception de quelques hommes d’affaires et missionnaires. » Faute de victimes blanches, ce massacre dantesque a peu d’écho hors des frontières chinoises.
Il faudra attendre 60 ans, presque jour pour jour, pour qu’une jeune journaliste sino-américaine, Iris Chang, fasse connaître l’ampleur du massacre au monde occidental en publiant Le Viol de Nankin (Penguin Books, 1997). Dans cet essai historique, elle entreprend de retracer jour après jour le déroulement des exactions japonaises et d’estimer précisément le nombre de victimes. Surtout, ses deux objectifs clairement énoncés sont d’une part, de réactiver la mémoire de l’un des plus grands massacres du XXe siècle, de l’autre de rendre hommage aux victimes chinoises du sac de Nankin ainsi qu’à ceux qui tentèrent de leur venir en aide, comme l’homme d’affaires nazi John Rabe.
Succès de librairie et luttes idéologiques
Ces deux objectifs sont largement dépassés. Publié en anglais le 21 novembre 1997, traduit en plusieurs langues, Le Viol de Nankin devient immédiatement un best-seller qui s’écoule en quatre mois à plus de 125 000 exemplaires, et reste 10 semaines sur la liste des meilleures ventes du New York Times. Iris Chang est la coqueluche des émissions en prime time, notamment « Good Morning America », qui l’invitent à raconter Nankin devant un public stupéfié par l’extraordinaire barbarie de l’événement - et le charisme de l’écrivaine.
La jeune femme donne un long cycle de conférences, visitant 65 villes en un an et demi, et est même invitée par Hillary Clinton à la Maison Blanche. L’OCA (Organization of Chinese Americans) nomme Iris Chang « Femme de l’Année », et la communauté se mobilise autour de l’ouvrage pour faire reconnaître officiellement les crimes de guerres japonais par les États-Unis. « Ce livre a marqué un tournant, affirme Bruno Birolli, ancien correspondant pour la presse française en Chine et au Japon et auteur de l’essai historique Ishiwara : l’homme qui déclencha la guerre (Armand Colin, 2012). Il a remis sur le devant de la scène un événement qui était totalement passé à la trappe. Après lui, on ne pourra plus effacer la mémoire de Nankin. »
Sa publication survient au moment où deux vagues de fond s’entrechoquent en Asie. En 1995, le parti communiste post-maoïste change de pilier idéologique, substituant le nationalisme à la lutte des classes. Ce nationalisme nouveau, inclusif, prend désormais en compte le Kuomintang, et la guerre sino-japonaise devient le lieu central de cette nouvelle mémoire. Une importance nouvelle est aussi donnée aux victimes civiles.
« Aux récits héroïques centrés sur les exploits des soldats s'ajoute désormais une sorte de martyrologie des victimes civiles, résume David Serfass. L’idée est de présenter la Chine comme la nation qui a le plus souffert lors de la Seconde Guerre mondiale, pour légitimer une demande de rééquilibrage de l’ordre international. » Au même moment, la droite japonaise entreprend d’effacer la mémoire de l’après-guerre pour imposer le récit d’une « guerre juste ».
« Iris Chang est immédiatement happée dans ce tourbillon de luttes idéologiques », indique Bruno Birolli. Pour ces révisionnistes japonais, qui justifient a posteriori la guerre sino-japonaise comme une tentative de libérer l’Asie du joug occidental, Le Viol de Nankin est un affront. Au printemps 1998, l’ambassadeur du Japon aux États-Unis dénonce le livre publiquement, tandis que le consul japonais à Hawaï, Gotaro Ogawa, fait pression pour empêcher une conférence donnée par Iris Chang à l’université de Manoa.
Un ouvrage polémique
La jeune femme reçoit également un accueil glacial de la part des japonologues américains. Il faut dire que son travail souffre d’erreurs factuelles, d’approximations et de parti pris qui sont sévèrement reprochés à son autrice. « Le livre d’Iris Chang a très mauvaise réputation parmi les historiens, reconnaît David Serfass. Toute la partie sur le Japon est extrêmement problématique. Elle avait de fait une vision assez essentialisante, presque orientaliste de la nation japonaise, qu’elle décrit comme un peuple de samouraïs vouant un culte à la violence. »
Selon la thèse d’Iris Chang, résumée par le sous-titre de l’ouvrage « L’Holocauste oublié de la Seconde Guerre mondiale », le massacre de Nankin serait le résultat d’un plan d’extermination prémédité par le gouvernement japonais. « Le terme "d’holocauste" n’est pas faux si on le prend dans son sens originel, explique Bruno Birolli, c’est-à-dire un sacrifice par le feu. Mais on ne peut pas le mettre sur le même plan que la Shoah, qui était une organisation industrielle jusqu’aux moindres détails, alors qu’il s’agit ici d’un moment d’amok, de frénésie meurtrière. »
L’armée japonaise s’était distinguée par ses actes de brutalité dès la fin du XIXe siècle, avec le massacre de Port-Arthur en 1894, où des milliers de civils et prisonniers de guerre chinois avaient été exécutés sommairement. Structurellement, l’intendance de l’armée était en effet gravement défaillante, contraignant les soldats à se livrer au pillage pour se nourrir. Ils disposaient en outre d’un blanc-seing de leur hiérarchie pour le viol et le meurtre. « Quand les Japonais prenaient une ville, ils la mettaient à sac, résume Bruno Birolli. Et les habitants, ne se laissant pas faire, étaient pour la plupart passés au fil de l’épée. Il s’agissait d’une affaire de mœurs plus que d’un plan préétabli. »
Un engagement personnel
Mais ce que les pairs d’Iris Chang ne lui pardonnent pas, davantage que des erreurs et approximations somme toute assez classiques pour un ouvrage grand public, c’est ce qu’elle est : une femme jeune, belle de surcroît, qui s’aventure sur des chasses gardées. « Elle n’était pas du sérail des vieux barbons universitaires, rappelle Bruno Birolli. L’histoire sino-japonaise était un terrain sur lequel elle n’était pas censée être légitime. »
Car Iris Chang n’est pas historienne de formation, mais journaliste. Fille de deux universitaires chinois immigrés aux États-Unis, elle naît en 1968 à Princeton dans le New Jersey et grandit à Champaign-Urbana, dans l’Illinois. Elle obtient en 1989 son bachelor de journalisme à l’université de l’Illinois, et entame avant même l'obtention de son diplôme une brillante carrière de correspondante locale pour le New York Times. Elle s’oriente ensuite vers un master d’écriture dans la prestigieuse université Johns Hopkins et écrit dans la foulée une première biographie remarquée de l’ingénieur chinois Qian Xuesen. Le Viol de Nankin est son second ouvrage : l’écrivaine n’a alors que 29 ans.
« Son approche subjective est clairement énoncée dans le livre », souligne David Serfass. Et pour cause : les grands-parents maternels d’Iris Chang ont fui Nankin devant l’avancée des troupes japonaises, quelques semaines avant le bain de sang. Profondément choquée par le récit familial, elle entreprend de se renseigner dans des bibliothèques américaines, et s’aperçoit du manque de ressources anglophones sur le sujet.
« Iris Chang raconte dans son livre que la prise de conscience de cet événement a eu lieu au milieu des années 1990 grâce à un dialogue transnational au sein de la communauté sino-américaine, à travers les réseaux qui se sont noués au lendemain du massacre de Tian'anmen de 1989, indique David Serfass. Passage qui, d’ailleurs, a été complètement caviardé dans la traduction chinoise de son livre. »
Se jetant à corps perdu dans son travail de recherche, elle se rend en Chine pour interviewer de rares survivants - elle parle mandarin - et exhume le journal de John Rabe, acteur et témoin crucial du sac de Nankin, dont le destin sera immortalisé en 2009 par le film germano-sino-français John Rabe, le juste de Nankin.
Malgré le succès immense qui suit sa publication, ou peut-être à cause de lui, Iris Chang subit de plein fouet les critiques de ses détracteurs. « Elle a été en but à des attaques ad hominem odieuses, raconte Bruno Birolli. Des attaques d’autant plus difficiles à supporter qu’elle s’était entièrement dévouée à cette cause, dont elle avait fait une affaire personnelle. » La journaliste ne craint pas de créer le scandale, interpellant en public le gouvernement japonais pour exiger des excuses pour ses crimes de guerre et une compensation financière pour les victimes.
Les années qui suivent la publication du Viol sont une lente descente aux enfers pour Iris Chang. Sujette en 2004 à des épisodes de dépression nerveuse et de trouble psychotique, elle se donne la mort le 9 novembre par arme à feu, dans sa voiture en Californie. « À l’époque, courait une théorie du complot selon laquelle elle aurait été assassinée par des agents japonais, qui auraient maquillé sa mort en suicide, raconte Bruno Birolli. Mon avis, c’est qu’elle s’était investie dans son travail au point d’être quasiment devenue un témoin du massacre de Nankin. » En 2007, la Chine a érigé une statue en bronze d’Iris Chang dans le hall même de son mémorial. Comme si la jeune femme avait été la dernière victime du massacre de Nankin.
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