Italie

Trieste, la ville qui a libéré les malades mentaux

En 1971, un psychiatre, Franco Basaglia, arrive à Trieste (nord-est de l’Italie) avec une idée folle : fermer les hôpitaux psychiatriques et rendre aux malades leur liberté pour mieux les soigner. Aujourd’hui, il n’existe plus aucun asile en Italie. A Trieste, là d’où tout est parti, un important réseau composé de centres de soin, d'associations et d'entreprises permet d'assurer le suivi des malades et leur réinsertion.

Il n'existe aujourd'hui plus aucun asile en Italie. A Trieste, même en liberté, les malades continuent d'être suivis avec attention.
Il n'existe aujourd'hui plus aucun asile en Italie. A Trieste, même en liberté, les malades continuent d'être suivis avec attention. RFI / Romain Heurtaut-Puppetto
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Assis sous des grands pins, un homme entonne des cantiques d’une voix fausse. « Suppôt de Satan ! », crie-t-il soudain à une jeune femme qui passe par là. Autour, les gens vont et viennent, indifférents. Certains ont le regard un peu perdu. Un jeune homme porte une sorte de pyjama informe. Un autre nous aborde : « Bonjour, je suis fou ». Bienvenu au centre psychiatrique Maddalena, perché sur les hauteurs de Trieste. Il accueille des patients aux pathologies parfois lourdes. Pourtant, aucun verrou ne les retient.

« C’est incroyable d’être aussi libre, sourit timidement Sandro*. Si je veux aller me promener, personne ne me l’interdira. On essaiera peut-être de m’en dissuader, mais sans recourir à la force ». Sandro a une trentaine d’années et un doctorat en ingénierie. Il raconte les filles dont il est tombé amoureux. Et le moment où tout a basculé : « J’ai commencé à avoir peur d’être espionné par le Mossad, à avoir peur de tout ». C'est son quatrième jour au centre Maddalena où il a été admis pour des crises de paranoïa. Il y restera une semaine, pas plus.

Franco Basaglia, le révolutionnaire

Les patients doivent leur liberté à un homme : Franco Basaglia. En 1971, ce médecin psychiatre est nommé à la tête de San Giovanni, le grand hôpital psychiatrique de Trieste où sont enfermés plus de 1 000 patients. A sa façon, c’est un révolutionnaire. Il est persuadé que les malades mentaux sont des personnes comme les autres et que pour être mieux soignés, ils doivent être libres. A une époque où les asiles psychiatriques sont des mouroirs où sévissent les électrochocs et la camisole de force, cette certitude relève de l’hérésie. Mais Franco Basaglia a une chance : le gouverneur de la province de Trieste est un progressiste. Il lui donne l’autorisation et un maximum de moyens pour mener à bien sa révolution. Elle aboutit en 1978 à la loi 180 ordonnant la fermeture des hôpitaux psychiatriques dans toute l’Italie.

Aujourd’hui, les équipes du service de santé mentale de Trieste ne parlent plus de « malade ». Elles préfèrent le terme « personne ». Les murs de l’asile sont tombés. Pour continuer à suivre les patients, quatre centres psychiatriques quadrillent la ville. Ils ont créé autour d’eux un immense réseau de 40 structures différentes – des services de soin, des associations, des entreprises. Objectif : faciliter la réinsertion des malades, la raison d’être des équipes de Trieste.

« Psychiatrie sociale »

« La psychiatrie exercée ici est une psychiatrie sociale. Elle ne s’intéresse pas qu’aux symptômes, mais aussi et surtout à la complexité et à la globalité de la vie des personnes, assure Oletta Chiarappa, assistante sociale au sein du service de santé mentale depuis 30 ans. Nous pensons qu’une personne qui vit dignement, qui a un travail, un logement, la possibilité de se sociabiliser et les mêmes droits que les autres, va aller mieux ».

A son arrivée dans un centre psychiatrique, le patient établit avec l’équipe un projet de vie. Au début, il s’agit de l’aider à retrouver ses repères : se lever à heures fixes, s’habiller correctement, ranger sa chambre. Puis on l’amène à participer à des activités, au sein du centre ou dans des associations partenaires, avant de lui trouver un travail. Chaque malade étant différent, les équipes du service de santé mentale cherchent à mettre en place des projets adaptés à chacun. « C’est du sur-mesure », explique Oletta Chiarappa. Du sur-mesure dont 5 000 malades ont profité en 2011, certains venant même parfois d’autres régions d’Italie pour être traités.

Un rapport d’égal à égal entre personnel et patients

Elia est l’un d’eux. Lorsqu’il est arrivé au centre Maddalena en 2011 après une tentative de suicide, ce professeur de théâtre a proposé de mettre ses connaissances artistiques au service des autres patients. Il ne l’a plus quitté, revenant chaque après-midi pour encadrer des activités de théâtre et d’arts plastiques. « Une des plus grandes satisfactions est de voir des personnes arriver avec un extrême manque de confiance en elles et en leurs capacités en affirmant qu’elles ne savent rien faire, et sortir avec quelque chose réalisée de leurs propres mains, et dire : ' voilà, ça c’est moi qui l’ai fait ' et être fières », rapporte Elia d’une voix posée.

Il appelle ces activités des « laboratoires », car elles permettent à chacun de faire partager ses connaissances aux autres. Tout le monde est libre d’y participer. Des élèves d’Elia, des membres du personnel ou même de simples visiteurs se mêlent ainsi aux malades. « Ces laboratoires bousculent la hiérarchie entre personnel et patients, en les mettant sur le même pied d’égalité et de dignité, dit encore Elia. Une personne qui a acquis des techniques peut les enseigner à une autre ».

En soignant les patients en liberté et en les traitant d’égal à égal, le service de santé mentale de Trieste s’est érigé en modèle d’alternative à la psychiatrie traditionnelle. Un modèle reconnu par l’Organisation mondiale de la santé.

Mais les utopies ont parfois leurs limites. « Le système de Trieste crée une dépendance », avoue un membre du personnel. Même si tout est fait pour les aider à retrouver une autonomie, les patients ont parfois du mal à se détacher. Encadrés et choyés, certains ont fait des centres psychiatriques un refuge. « Il faut énormément de volonté pour s’en sortir, soutient Sandro. Ici, je suis comme une poupée. Une poupée entre des mains adorables, c’est sûr, mais une poupée tout de même ».

* Le prénom a été changé

La fin d'un idéal ?

Le 18 mai 2012, les députés du Comité des affaires sociales ont adopté à 14 voix contre 12 une proposition de loi que les médias italiens accusent de vouloir rouvrir les asiles. Cette nouvelle loi n’abolirait pas celle de 1978, dite « loi Basaglia » ; elle la modifierait et la complèterait, « pour soutenir les familles des patients, désormais abandonnés à eux-mêmes », affirme l’auteur du texte.
Mais lesdites modifications limiteraient sérieusement la sacro-sainte liberté du malade. La période d’hospitalisation obligatoire passerait de sept à quinze jours. Elle pourrait même être prolongée par une période de soins ambulatoires de six mois. « Et comme le texte ne précise pas que le traitement n’est pas renouvelable, il est possible qu’il le soit », s’inquiète Peppe dell’Acqua, directeur du service de santé mentale de Trieste pendant 17 ans. Par souci de protéger le malade ou sa famille, cette période de soin pourrait être effectuée au sein d’un établissement de santé.
Rien n’est définitif cependant. Cette proposition de loi doit désormais être votée par le Parlement et le Sénat, avant d’être signée par le président de la République. Le processus sera long et devrait pouvoir permettre d’ajouter des amendements.
Le département de santé mentale de Trieste est également menacé par un projet de centralisation des services de santé au niveau régional. Les neuf centres psychiatriques qui couvrent la région pourraient alors être remplacés par un seul. Or, c’est justement le principe de proximité qui fait la force du système de Trieste.

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