Naufrage au large de Calais: une nouvelle pierre dans le jardin franco-britannique

Au lendemain du décès mercredi de 27 migrants sur une embarcation qui a fait naufrage dans la Manche, plusieurs réunions de crise ont été organisées à Paris et à Londres. En France, une cinquième personne soupçonnée d’être un passeur a été arrêtée. En visite en Croatie, le président Macron assure que la France ne laissera pas cette mer devenir un cimetière. La France invite les ministres en charge de l'immigration belge, allemand, néerlandais et britannique, ainsi que la Commission européenne, à une rencontre dimanche à Calais.

Des rescapés du grave naufrage en Manche accueillis à Douvres, sur la côte britannique, le 25 novembre 2021.
Des rescapés du grave naufrage en Manche accueillis à Douvres, sur la côte britannique, le 25 novembre 2021. © REUTERS/Henry Nicholls
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Au cœur des discussions entre Emmanuel Macron et Andrej Plenkovic, le Premier ministre croate, ce jeudi matin : la demande de la Croatie d’adhérer rapidement à l’espace Schengen de libre circulation. Mais c’est une autre frontière de l’Europe qui s’est invitée dans ce déplacement du président français, rapporte notre envoyé spécial à Zagreb, Anthony Lattier : celle entre la France et le Royaume-Uni.

Quelques heures après le drame, le Premier ministre britannique Boris Johnson a accusé la France de « ne pas faire assez » pour empêcher les départs de migrants alors que les Britanniques ont promis de verser plus de 60 millions d’euros aux Français pour les aider à contrôler leur frontière. Des propos qui suscitent l’agacement côté français : il faut traiter ce sujet avec sérieux et dignité et ne pas instrumentaliser la situation à des fins politiques, dit-on dans l’entourage de M. Macron.

► À lire aussi : Dans la Manche, le naufrage le plus meurtrier de migrants depuis le début des traversées

Depuis Zagreb, le président français a d’abord exprimé la compassion de la nation toute entière pour les victimes, ce jeudi. Avant de faire cette mise au point : « Je veux ici vous dire très clairement que nos forces de l'ordre sont mobilisées jour et nuit. Pas simplement hier ou avant-hier, depuis le début. Et combien notre mobilisation est totale sur nos côtes. Pour la seule journée d'hier, 1 000 départs et tentatives de départ, plus des deux tiers ont été empêchés. Et depuis janvier, 7 800 sauvetages ont été réalisés. »

Le propos s’adresse à l’opinion publique française – la droite et l’extrême droite critiquent le manque d’action du gouvernement – mais donc aussi au Premier ministre Boris Johnson, appelé à aider davantage. « Nous allons d'une part maintenir évidemment cette présence maximale, et demander une mobilisation supplémentaire des Britanniques. »

 

Je rappelle à cet égard que nous tenons en quelque sorte la frontière pour les Britanniques et que toutes ces femmes et tous ces hommes ne veulent pas l'asile en France

Migrants: la mise au point d'Emmanuel Macron vis-à-vis des Britanniques


 

Le ministre de l’Intérieur français se défend aussi : 1 500 passeurs ont été arrêtés depuis le début de l’année, assure Gérald Darmanin. Nouvelle poussée de fièvre franco-britannique donc dans ce dossier dans un contexte où le nombre de traversées de migrants par la Manche est en augmentation. Selon les Britanniques, plus de 25 000 personnes sont arrivées au Royaume-Uni cette année.

 

Des promesses de campagne de Boris Johnson à la réalité des camps de migrants

« Reprendre le contrôle des frontières britanniques », c'était l'un des arguments forts du Brexit, une promesse de Boris Johnson, rappelle notre correspondante à Londres, Claire Digiacomi. La ministre de l'Intérieur, l'intransigeante Priti Patel, tente par tous les moyens de durcir les interventions dans la Manche, demandant même à la police frontalière britannique d'obliger les bateaux interceptés en mer à faire demi-tour. Sous le feu des critiques, y compris dans son camp conservateur, la ministre se défend, avec son projet de loi sur le système d'asile. Il prévoit notamment que les migrants arrivés illégalement aient moins de droits que ceux passés par la voie légale.

Les autorités britanniques ont indiqué ce jeudi proposer à la France des patrouilles de police communes sur la côte française longeant la Manche. « Nous sommes disposés à offrir un soutien sur le terrain, nous sommes disposés à offrir des ressources, nous sommes disposés à offrir, littéralement, des gens pour aller là et assister les autorités françaises », a déclaré sur la BBC le secrétaire d'Etat britannique à l'Immigration, Kevin Foster. « Il n'est dans l'intérêt de personne que cela se poursuive. »

En France, les accords du Touquet de 2003 qui organisaient les contrôles à la frontière sont la cible des critiques des ONG et de l'opposition.

Les accords du Touquet: deux décennies de tension France-Royaume-Uni

Le 4 février 2003, l'ancien président Jacques Chirac signe les accords du Touquet avec le Premier ministre britannique, Tony Blair. Après la fermeture du centre d'hébergement de Sangatte, ils permettent à des policiers britanniques de contrôler sur le sol français les candidats à l'immigration vers les côtes anglaises. La France a le devoir d'accueillir les immigrés refoulés à la frontière. Cela entraîne un glissement de la frontière britannique dans les ports français. Au mois d'avril 2009, des bulldozers détruisent les bidonvilles épars dans la région de Calais mais ils ne tardent pas à se reconstruire : c’est l’apparition de la jungle de Calais. Pour compléter cet accord, d'autres traités sont signés au fil des années. En 2014, 15 millions d'euros sont promis par les Britanniques pour aider la France. Déjà dans l’air, l’idée d’une renégociation des accords du Touquet a gagné en poids politique dans l’Hexagone avec le Brexit. Le 18 janvier 2018, Emmanuel Macron et Theresa May signent les accords de Sandhurst. Londres promet alors une enveloppe supplémentaire de 50,5 millions d'euros pour aider aux contrôles des migrants à Calais. Au lendemain du naufrage de 27 migrants dans la Manche, le 24 novembre 2021, le numéro deux de LFI, Adrien Quatennens, a appelé sur BFM TV et RMC à « renégocier les accords du Touquet » qui « prévoient que la France soit le garde-barrière du Royaume-Uni ».

 

Une enquête ouverte

La Juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Lille a été saisie de l'enquête pour « aide à l'entrée et au séjour irréguliers en bande organisée », « homicide et blessures involontaires » et « association de malfaiteurs ». La police aux frontières, la gendarmerie maritime et l'Office central pour la répression de l'immigration irrégulière et l'emploi des étrangers sans titre (Ocriest) sont saisis, selon la source policière citée par l'Agence France presse.

Une cinquième personne a été arrêtée dans la nuit de mercredi à jeudi, suspectée d'être un passeur en lien avec le naufrage de migrants qui a fait 27 morts dans la Manche, a indiqué ce jeudi matin Gérald Darmanin. Quatre passeurs présumés avaient déjà été arrêtés mercredi en fin d'après-midi, également suspectés d'avoir un lien avec la tragédie, avait indiqué le ministre de l'Intérieur en déplacement à Calais. Interrogé sur RTL, le ministre a précisé que le cinquième passeur arrêté cette nuit avait « une plaque d'immatriculation allemande » et avait « acheté des zodiacs en Allemagne ».

Parmi les victimes figurent 17 hommes, sept femmes et trois jeunes, ainsi que deux survivants, selon la procureure de Lille (nord). Il y aurait un adolescent et trois enfants parmi les victimes, a précisé une source policière. Les deux survivants, un Irakien et un Somalien, étaient en « grave hypothermie hier » mais vont « un peu mieux aujourd'hui », a poursuivi le ministre, précisant qu'ils allaient être rapidement entendus.

 

À Calais, la tristesse et l’exaspération

Quelques heures seulement après le drame, des habitants se sont rassemblés devant le port de Calais avec des pancartes où l’on pouvait lire « combien de morts vous faudra-t-il encore ? », rapporte notre envoyée spéciale dans le nord de la France, Juliette Gheerbrant. En bordure d’un parking d’hypermarché dans les zones industrielles, une petite centaine de migrants rechargeaient leur portable et leur batterie, autour de groupes électrogènes installés par le Secours catholique et Médecins du monde.

Autour, les conversations étaient animées, mais du naufrage de mercredi, il ne se dit pas grand-chose. Les rares migrants qui veulent bien en parler invoquent la fatalité. « L’essentiel, c’est de tenir bon pour continuer le voyage. Cette petite traversée ne me fait pas peur, après ce que j’ai vécu depuis que j’ai quitté mon pays », nous a ainsi dit un jeune homme de Conakry, en Guinée. « Tout le monde ne meurt pas, dit un autre, certains s’en sortent ».

C’est un sujet très difficile à aborder, même pour les bénévoles des associations, comme le confirmait une responsable de l’opération, qui rapportait cette parole d’un jeune homme : « On sourit à l’extérieur, on pleure à l’intérieur ».

Ici, on peut se noyer, c’est très risqué pour nous. Les gens meurent en mer, vous le savez. Il y a quelques semaines, j’ai des compagnons qui se sont noyés ; c’étaient mes amis, on vivait ensemble sous la tente. Donc je sais, je sais très bien, et je me sens mal. Mais on veut essayer d’aller au Royaume-Uni

Calais: sous un ciel gris dans un air froid, des hommes autour des groupes électrogènes


 

Les traversées vont continuer

Une petite embarcation a été secourue par les autorités dans la nuit et il y a eu plusieurs autres tentatives, mercredi. Un jeune mineur d’origine tchadienne nous racontait qu’il avait tenté de partir avec une douzaine d'autres migrants, vers 6 heures du matin, mercredi, et avait rebroussé chemin à cause de la météo. Il est à Calais depuis cinq mois et n’a pas du tout l’intention de renoncer, quels que soient les risques.

 

Anna Irola travaille pour le Secours catholique depuis des années

Certains expliquent qu’ils resteraient bien en France, s’ils le pouvaient. Pour un bon nombre, l’Angleterre n’était pas le but, à l’origine. Beaucoup ont séjourné par exemple en Allemagne, pendant deux ou trois ans, ont même pu y travailler, avant d'être déboutés. D’autres ont séjourné dans des pays scandinaves, ont appris la langue, ont essayé de s’assimiler finalement, et comme cela n’a pas marché, ils se sont dit, il reste le Royaume-Uni

 

Certains tentent de traverser pour éviter d’être renvoyés à Malte, notamment, où ils sont arrivés en vertu du système de Dublin. Moses y a passé deux années, dont une en détention, après avoir traversé la Méditerranée. « En fait, j’aimerais bien décider de rester en France, mais j’ai peur des Français à cause de Dublin, nous explique-t-il. S'ils me contrôlent, ils vont dire que je dois retourner à Malte. Si on me laissait rester ici, je resterais, sans problème. La France, c’est mieux comme pays. »

D’autres encore voient l’hiver approcher et ne veulent pas rester coincés ici, quitte à risquer leur vie. Un nouveau rassemblement aux migrants devait avoir lieu ce jeudi soir pour que cessent ces naufrages et ces morts.

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