De l’exil aux camps: itinéraire de deux enfants de harkis
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Ce mardi 25 septembre est en France une journée nationale d'hommage aux harkis. Mohamed Djafour et Tayeb Kacem ont tous les deux 1 an quand éclate la guerre d’Algérie (1954-1962). Leurs pères servant dans l’armée française, en tant que harkis, les deux familles deviennent des cibles pour les indépendantistes du Front de libération nationale (FLN). De la fuite vers la France aux conditions difficiles dans les camps, ils racontent leur histoire.
Le « calvaire » de Mohamed Djafour et de sa famille commence le 22 juillet 1962, dans leur village de Tigounatine, en Kabylie. Devant ses yeux, son père, qui avait déjà combattu sous le drapeau tricolore pendant la Seconde Guerre mondiale, est enlevé par deux membres du FLN.
« Il m’a dit : "Attends-moi là mon fils, je reviens tout de suite". » Il ne le reverra que des mois plus tard, dans un camp de travail. « Le FLN forçait les familles à venir voir les prisonniers travailler sur le bord des routes, une fois par mois. On les voyait de se faire battre à coups de crosse de fusil et de gourdin. »
L’enfant de 7 ans remarque un point commun entre tous les prisonniers : les lèvres sont blanches, gonflées. « On les obligeait à enlever les figues de barbarie avec la bouche, directement du cactus. Les épines, très minces et cassantes, pénètrent très facilement dans la chair, et il est impossible de les extraire », explique Mohamed Djafour.
« Mon père a fini à la morgue »
Le père de Tayeb Kacem est quant à lui fait prisonnier par le FLN dès son retour de la guerre d’Indochine. Après s’être échappé, il est de nouveau capturé et torturé, mais cette fois par l’armée française, qui le prend pour un membre du FLN. On lui conseille de se réengager dans l’armée française.
Le 21 mars 1960, au cours d’une embuscade, il est blessé par une rafale de mitraillette. « Il avait reconnu son cousin, du FLN. Ils ne se sont pas tirés dessus. Il a fini à la morgue. L’infirmière l’a vu bouger, il était vivant. Son cousin est venu le voir à l’hôpital. Il pensait que c’était pour le tuer. C'était pour prendre de ses nouvelles. »
La fuite vers la France
Après la signature des accords d’Evian (mars 1962) qui mettent fin officiellement à la guerre, et alors que les massacres de harkis continuent, les deux familles craignent pour leurs vies. « Sur notre appartement, "harkis" était marqué à la craie blanche. On n’osait pas effacer. Les gens disaient ce mot dans la rue, quand on passait. On nous balançait des cailloux dans notre cour », se souvient Tayeb Kacem.
« Les familles de militaires vivaient dans des casernes. Un matin, à l’été 1962, je suis sorti pour jouer. Il n’y avait personne. Le FLN venait d’occuper les lieux, car la plupart des soldats étaient partis rejoindre la France. » La famille part alors pour Tiaret, là où le père est hospitalisé. « On a expliqué la situation à mon père. Il a noué un drap autour de son ventre, où il avait été blessé, et on s’est réfugié chez ma tante pendant une année. » Ils laissent leurs biens derrière eux lorsqu'ils prennent le bateau pour Marseille, en 1963.
Dans la famille Djafour, une fenêtre d’opportunité, pour fuir, s’ouvre en 1968. Le père bénéficie à partir de cette année de permissions de 24 heures pour rentrer chez lui. Tout le monde, y compris les cinq enfants, élaborent donc un plan d’évasion. Surveillés par les policiers et le FLN, ils parviennent à rejoindre l'ambassade de France à Alger. « On avait deux maisons, 30 hectares de terres, d’arbres fruitiers, d’oliviers, des troupeaux de chèvres. » Ils laissent tout derrière eux lorsqu’ils prennent le bateau pour Marseille, en 1968.
Les camps en France
A peine arrivées en France, les deux familles connaissent les camps, qui accueillent les familles de harkis ayant dû fuir. Les Kacem restent huit mois au camp de Rivesaltes. « C’était un camp fermé. Les conditions étaient très difficiles, on avait froid et faim, mais on était contents d’être là, en sécurité. »
Au bout d’un an dans des centres de transit, les Kacem et les Djafour sont transférés au camp de Bias, dans le Lot-et-Garonne, en 1964 et en 1969. « On le surnommait le camp des "irrécupérables" ; c’était celui pour les victimes de guerre, sévèrement blessés », explique Tayeb Kacem.
« Grâce à mon oncle, militaire, on a pu sortir du camp. Mais certains sont restés jusqu’à la fermeture, en 1975. » C'est justement le cas de la famille Djafour, qui y restera pendant sept ans. « On a vécu un enfer. Les instructeurs n’en avaient rien à faire de nous. Il y avait des morts, des bagarres à la hache, à la carabine », se souvient Mohamed Djafour .
« On se fait insulter tous les jours »
Marchant dans les pas de leurs pères, les deux hommes font le choix de rejoindre l’armée. Taybeb Kacem s’engage à 19 ans et fera 42 ans de carrière. « C’était ma voie je me suis extériorisé dans ce métier. » Mohammed Djafour servira pendant 17 ans, et sera réserviste pendant également 17 ans. « L’armée m’a sauvé, je lui dois tout. Mais elle ne pas fait de cadeaux, j’ai connu la ségrégation raciale », confie-t-il.
Aujourd’hui, Mohamed Djafour tire la sonnette d’alarme sur la situation des harkis : « Une loi mémorielle est nécessaire, mais il faut aussi une loi de protection. On se fait insulter tous les jours, de traîtres, dans la vie et sur les réseaux sociaux. » Tayeb Kacem est quant à lui rentré une seule fois en Algérie, en 2016, pour revoir les lieux de son enfance. Il reconnaît que son histoire et celle de son pays restent taboues là-bas : « Même en famille, il ne faut pas en parler. »
■ Entre 70 000 et 90 000 personnes ont traversé la Méditerranée
A l'occasion de la journée nationale d'hommage aux harkis, alors que le président Macron a promu dans l'ordre de la Légion d'honneur et du mérite 26 anciens combattants il y a quelques jours, la secrétaire d'Etat auprès de la ministre des Armées, Geneviève Darrieussecq, devrait annoncer aux Invalides, à Paris, une série de mesures.
On parle d'un fond de solidarité de 40 millions d’euros pour les harkis et leurs descendants. Une somme jugée insuffisante par les associations de harkis, qui demandent réparation, et qui réclament aussi une loi ou une résolution pour que la France reconnaisse officiellement les préjudices qu'ils ont subis.
Les harkis sont des combattants recrutés en Algérie pour compléter les effectifs de l’armée française. Mais le terme désigne plus généralement les Algériens qui ont travaillé pour le gouvernement français pendant la guerre d'indépendance. Aujourd’hui, ces anciens supplétifs de l’armée française ont plus de 80 ans.
La peur justifiée de représailles, après les accords d’Evian en mars 1962, les avait poussés à fuir avec leurs familles. Entre 70 000 et 90 000 personnes ont traversé la Méditerranée. Mais le gouvernement français a cherché à limiter les rapatriements et des milliers d’autres sont restés en Algérie à la merci des massacres.
En France, les harkis et leurs familles ont été accueillis dans des camps de transit, des cités urbaines ou des hameaux forestiers. Les conditions de vie étaient parfois très dures. Nés français mais accueillis à contre-cœur, ils ont été traités comme des citoyens de seconde zone. Avec pour conséquences, chez leurs descendants, des difficultés d’insertion dans la société.
Cette deuxième génération - et aujourd’hui la troisième - travaille à la reconnaissance politique de la question harki. Alors qu'en Algérie, le sujet n’est pas abordé. Lors de sa première visite en France en 2000, le président Abdelaziz Bouteflika avait comparé les harkis aux collaborateurs sous la France de Vichy. Encore ce week-end, le ministre des Moudjahidines Tayeb Zitouni évoquait une question « franco-française ».
Près de 8 000 harkis - chiffre issu d’un rapport remis au ministère des Armées en juillet 2018 - sont encore en vie en France. Leur sort et celui de leurs enfants fait partie des mémoires non résolues de la guerre d’Algérie.
reportage à Marseille
60 ans après la fin de la guerre d'Algérie, Les harkis continuent le combat
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