Récit

Au procès du 13-Novembre, les autres vies des accusés

Le Belgo-Marocain Mohamed Amri, au troisième jour des interrogatoires des accusés, le 4 novembre 2021.
Le Belgo-Marocain Mohamed Amri, au troisième jour des interrogatoires des accusés, le 4 novembre 2021. AFP - BENOIT PEYRUCQ

Pendant quatre jours, les accusés au procès des attentats du 13 novembre 2015 ont été interrogés sur leurs parcours avant les attaques, dans un exercice d’équilibriste où le fond du dossier ne devait pas être abordé.

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De notre envoyé spécial au palais de justice de Paris,

Ils avaient fini par devenir une masse indistincte. Quatorze silhouettes assises entre une rangée d’uniformes et deux de robes noires, dont on ne voyait que le buste et le haut du visage. On les avait entendus le premier jour d’audience décliner leur identité, puis le sixième lorsque le président de la cour d’assises spéciale Jean-Louis Périès leur avait proposé de dire quelques mots. Et pendant un mois et demi, à quelques esclandres près, on ne les avait plus entendus du tout. L’attention était focalisée sur le cœur du prétoire où les victimes du Stade de France, des terrasses et du Bataclan racontaient leur soirée du 13 novembre 2015.

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Cette semaine, les quatorze hommes se sont levés chacun leur tour à l’appel du président. Les trois qui comparaissent libres se sont présentés à la barre ; les onze autres sont restés dans leur box. Ils ont retiré leur masque et la salle a pu les découvrir dans leur singularité. Elle a vu les cheveux rasés et les barbes fournies de Salah Abdeslam et Sofien Ayari, celle soigneusement taillée de Mohamed Bakkali, les joues d’Hamza Attou rougies par l’émotion et les traits pâles d’Ali Oulkadi. Elle les a vus concentrés, fixant leur interlocuteur droit dans les yeux, les mains posées sur le rebord du box et le corps penché en avant comme pour affronter les questions, ou bien adossé nonchalamment à un pilier.

Un exercice d’humanisation

« On a une petite lucarne de quelques heures pendant lesquelles on parle de votre personnalité et puis après on n’en parlera plus du tout. Alors on en profite », a expliqué Me Xavier Nogueras, l’avocat de Mohamed Amri. Pour les accusés, l’exercice a bien souvent consisté à répondre aux questions semi-ouvertes des magistrats et à saisir les perches tendues par leurs défenseurs. Il n’en était pas moins indispensable : il s’agissait d’humaniser les portraits brossés par le dossier d’instruction dans lequel les quatorze hommes apparaissent, à des degrés divers, pour leur rôle présumé dans les attentats du 13-Novembre. Ils ont donc parlé, longuement. Le Suédois Osama Krayem s’est exprimé en arabe, le Pakistanais Muhammad Usman en ourdou, et tous les autres en français, parfois teinté d’accent belge.

Tour à tour, ils ont raconté une enfance « simple », « heureuse », au sein de fratries souvent nombreuses. Adel Haddadi a décrit une jeunesse « pleine d’amour », jusqu’à ce que son frère ne sombre dans l’alcool et ne se mette à le frapper. « On sentait le vide du père », a confié Ali El Haddad Asufi à propos du sien, décédé quand il avait six ans. Les quatorze hommes ont évoqué leur jeunesse, les vacances au Maroc ou en Kabylie, les parties de foot ou de cricket, et des études écourtées. « Une erreur de jeunesse, a concédé Mohamed Amri qui a stoppé les siennes trois ans avant le bac. Mais il n’est jamais trop tard pour reprendre. » Certains d’entre eux ont d’ailleurs repris les leurs en prison. Comme Mohamed Bakkali, qui y a obtenu une licence en sociologie. « Cela m’a permis de complexifier ma compréhension des choses », a-t-il expliqué.

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Tour à tour, ils ont aussi détaillé des parcours professionnels en dents de scie. Les petits boulots parfois complétés par des activités plus ou moins légales – pour l’un, l’élevage de chardonnerets ; pour un autre, de la contrefaçon ; pour un troisième, la vente de drogue au détail. Farid Kharkhach a décrit sa vie prospère au Maroc qu’il a abandonnée pour une femme et une succession de déboires en Belgique. Mohamed Amri a parlé de son activité au sein du Samu social à la rencontre des sans-abri. Quelques-uns ont aussi avoué des addictions. Au cannabis, aux jeux d’argent. Salah Abdeslam s’est efforcé pour sa part de renvoyer de lui l’image la plus lisse possible, qu’un avocat des parties civiles a résumée en une phrase : « Si je synthétise, vous avez eu une enfance normale, vous n'êtes pas un voyou, et vos quelques écarts n'étaient pas prémédités. » « Oui, c’est vrai », a répondu calmement l’unique survivant des commandos du 13-Novembre.

Aiguillés par leurs avocats, les accusés ont également raconté leur vie en détention. Ces frères et ces amis qui ne veulent plus les voir. « Un mal pour un bien, selon Farid Kharkhach. On connaît la vraie nature des gens. » Les premiers mots et les premiers pas d’un fils auxquels ils n’ont pas assisté. Les soins médicaux qu’on leur refuse. Les cellules minuscules dans lesquelles ils étouffent en été. Les cours de promenade dans lesquelles ils se sentent « comme un hamster » et depuis lesquelles ils devinent à peine le ciel. Les injures des surveillants qui blessent comme « des coups de couteau dans le cœur ». Les objets qui finissent par devenir les seuls amis. « Verbaliser ce qu’on vit à l’isolement n’entre pas en opposition avec ce qu’ont vécu les victimes », a prévenu Mohamed Bakkali. « Qu’on le veuille ou non, l’humain est un être social. Si on lui enlève sa sociabilité, on lui enlève son humanité. » Tant est si bien que le président Jean-Louis Périès a senti le besoin de relativiser en rappelant le problème de la surpopulation dans les prisons françaises.

« On verra ça plus tard »

Entre ces vies d’avant et ces vies en détention, avocats et magistrats ont joué les funambules, dans un numéro d'équilibriste où ni les faits reprochés ni l'aspect religieux ne devaient être abordés. Il n’a donc pas été question de la religiosité du père d’Abdellah Chouaa et de l’influence qu’il aurait pu exercer sur lui, ni d’un voyage en Allemagne qu’Hamza Attou et Mohamed Amri auraient effectué ensemble. « On verra ça plus tard », a coupé le président Jean-Louis Périès. « On verra ça plus tard », a-t-il encore dit lorsqu’une avocate des parties civiles a remarqué que Mohamed Bakkali se trouvait en Égypte en même temps que Mohammed Merah, le terroriste de Toulouse et Montauban. « On verra ça plus tard », a-t-il répété quand une autre s’est interrogée sur la façon dont Mohammad Usman et Adel Haddadi échangeaient puisqu’ils ne parlent pas la même langue.

Certains, plus adroits peut-être, sont tout de même parvenus à effleurer le fond du dossier. Comme cet avocat qui a demandé à Salah Abdeslam s’il continuait à jouer aux échecs. « J’ai arrêté quand j’ai appris que c’était interdit par l’islam », lui a répondu l’intéressé, laissant deviner son chemin vers la radicalisation. Ou ce représentant du parquet qui a longuement questionné Yassine Atar au sujet d’un possible surnom – « Yass ». Très à l’aise jusqu’alors, l’accusé s’est soudainement tendu. Et pour cause : « Yass » est l’intitulé d’un message audio que lui aurait adressé Ibrahim El Bakraoui juste avant de se faire exploser à l'aéroport de Bruxelles-Zaventem en mars 2016.

Surtout, les quatre jours d’interrogatoires ont permis de plonger dans la salle des « Béguines », le café que Brahim Abdeslam tenait à Molenbeek, dans la capitale belge. C’est ici qu’Hamza Attou se fournissait en résine de cannabis, avant de devenir progressivement l’homme de confiance de l’aîné des frères Abdeslam, décrit selon les personnes questionnées comme un « pote », un « ami », un frère « attentionné » ou un patron sachant faire preuve d'autorité. C’est aussi dans ce café que travaillait Mohamed Amri comme barman. « J’étais nourri, j’avais ma conso de cannabis gratuite et 50-70 euros par jour », a-t-il raconté. C’est aussi là qu’Ali Oulkadi fumait des joints en jouant aux cartes et aux échecs avec Salah et Brahim Abdeslam. C’est également aux « Béguines » qu’on s'abreuvait de propagande jihadiste. Mais ça, on le verra plus tard.

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