Témoignages

Lanceur d’alerte, toujours un parcours du combattant

La lanceuse d'alerte américaine Frances Haugen a été auditionnée par les députés et sénateurs français le 10 novembre 2021.
La lanceuse d'alerte américaine Frances Haugen a été auditionnée par les députés et sénateurs français le 10 novembre 2021. AP - Virginia Mayo

La proposition de loi qui doit être examinée ce mercredi 17 novembre à l’Assemblée nationale vise à renforcer la protection des lanceurs d’alerte en France. Mais il reste encore du chemin pour que le parcours de ces vigies démocratiques ne soit plus un long chemin de croix.

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Alain Gautier a les traits tirés de celui qui vit au rythme des procédures depuis des années. Son affaire, comme souvent dans les histoires de lanceurs d’alerte, est complexe. Mais, c’est un « cas d’école », explique le quinquagénaire. L’histoire banale de quelqu’un qui pensait « faire son devoir ». En 2013, cet employé de la société Vortex, spécialisée dans le transport public d’enfants handicapés, dénonce les pratiques de son entreprise. Violation de la législation du travail, infractions au code des transports, travail dissimulé, surfacturations, défauts de sécurité, détournements de fonds… Une somme d’infractions et de fraudes qu’il s’attache, méticuleux, à prouver, documents à l’appui. « Au départ, je pensais que je mettais ma vie entre parenthèses pour six mois, soupire-t-il. Et ça fait presque dix ans. » 

►À écouter aussi : Comment les lanceurs d'alerte sont-ils protégés à travers le monde ?

Car, à peine a-t-il alerté sur les dysfonctionnements dont il est témoin, que « les procédures bâillons se sont mises à pleuvoir ». Le salarié, qui a pourtant utilisé les canaux légaux à sa disposition (syndicats, inspection du travail, etc.) subit des intimidations et des mesures répressives : retenues sur salaire, mise à pied, procédures de licenciement, attaques en diffamation.

« Ce qui rend dingue, c’est le sentiment d’injustice »

L’entreprise, condamnée à plusieurs reprises, a depuis été liquidée. Mais le poitevin n’en a pas fini de se battre. Le 31 août dernier, la cour administrative d'appel de Bordeaux a ordonné l'annulation des trois décisions administratives ayant refusé son licenciement pour faute. Motif : « manquement à l’obligation de loyauté de l’intéressé ». « Le monde à l’envers ! », s’indigne celui qui a reçu en 2018 le prix d’éthique de l’association Anticor, qui lutte contre la corruption. Il a décidé de se pourvoir devant le Conseil d’État pour tenter de casser cette décision.

En attendant, il est venu assister aux 6e Rencontres annuelles des lanceurs d'alerte, organisées le week-end dernier à Saint-Denis, au nord de Paris. Sentir qu'il n'est pas seul. Car ces dernières années, ses nuits sont devenues un cauchemar. « Cauchemar d’être face à un mur et de ne pas être écouté. Ce qui rend dingue, c’est le sentiment d’injustice », raconte-t-il sans vous lâcher de ses yeux vifs. 

En France, depuis 2016, la loi Sapin II relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation économique est censée protéger ces vigies de la démocratie. Mais de l’avis de tous, elle est insuffisante. Pourtant, les exemples récents de Frances Haugen qui a mis en lumière comment Facebook privilégie le profit au détriment de la sécurité de ses utilisateurs aux « Pandora Papers » qui ont une nouvelle fois révélé l’ampleur de la fraude fiscale, en passant par cet ancien cadre de du Tricastin qui a dénoncé, apprenait-on il y a quelques jours, une « politique de dissimulation » d’incidents de sûreté dans la centrale nucléaire, montrent bien le caractère indispensable de ces vigies de la démocratie. 

Changer la culture de l'alerte

Alors comment éviter que ceux qui s’érigent pour défendre l’intérêt général et révéler des scandales sanitaires, environnementaux, financiers ou encore des atteintes aux libertés ou à la démocratie ne se retrouvent pas broyés par le système ? Comment faire en sorte qu’alerter ne soit plus le « chemin de croix » décrit par Alain Gautier et les autres ? C’est l’objet de la proposition de loi, adoptée à l'unanimité en commission, qui doit être discutée à partir de ce mercredi 17 novembre en séance à l’Assemblée nationale. Elle vise à retranscrire dans le droit hexagonal la directive européenne d’octobre 2019, plus protectrice sur le sujet. La France a jusqu’à la fin de l’année pour le faire. 

« Il faut changer la culture de l’alerte en France, plaide Sylvain Waserman, le rapporteur (MoDem) du texte. La façon dont nos sociétés protègent les lanceurs d’alerte devient un véritable marqueur démocratique. » 

La proposition de loi corrige notamment la définition de lanceur d'alerte. Désormais, tout citoyen peut être considéré comme lanceur d'alerte, l’alerte ne s’inscrit plus seulement dans le cadre de l’entreprise ou de l'organisation dans laquelle vous travaillez, précise l'élu du Bas-Rhin. « Exemple : l’apnéiste qui s'est rendu compte récemment qu'une usine déversait ses eaux usées dans la mer Méditerranée, près de Marseille, peut être reconnu comme lanceur d'alerte et bénéficier de la protection afférente. » 

« L’objectif est de faciliter le parcours de l’alerte à chaque étape », explique le député. Parmi les mesures phares, le texte supprime l’obligation de porter d’abord le signalement « en interne », c’est-à-dire dans l’entreprise ou l’organisation. Ce qui expose le lanceur d'alerte à des représailles ou la destruction de preuves. Si la loi est adoptée, l’auteur du signalement pourra directement s’adresser à un « canal externe », une autorité indépendante qui sera définie selon la nature des faits dénoncés, indique le député. 

Dans son affaire, Alain Gautier explique qu’il aurait eu besoin de « réactivité de la puissance publique ». Pour essayer de pallier ce problème, la loi portée par Sylvain Waserman propose une obligation de délai pour l’autorité destinataire du signalement : « sept jours pour accuser de la prise en compte de l’alerte, puis trois ou six mois pour traiter le fond, en fonction de la complexité de l'alerte. »   

Sanctions pénales pour les auteurs de représailles

« Une fois le dysfonctionnement constaté par un expert, le lanceur d’alerte devrait être protégé contre toute procédure de licenciement », estime également l’ex-salarié de Vortex. Contre les représailles justement, Sylvain Waserman propose « une arme de dissuasion massive » : des sanctions pénales. Les auteurs de procédures abusives s’exposeront à trois ans de prison et 45 000 euros d’amende. « Et ce n'est plus au lanceur d'alerte de démontrer qu'il est victime de représailles, précise-t-il, c'est à l'employeur qui aurait par exemple lancé une procédure de licenciement de prouver que ce n'est pas lié à l'alerte. »

Donner l’alerte a un coût, notamment celui des frais de justice. Et c’est une autre façon de faire taire ceux qui dénoncent. Alain Gautier s’estime chanceux : son avocate assure sa défense gracieusement. Mais Denis Robert, le journaliste français connu pour ses révélations dans l’affaire « Clearstream » dans les années 2000, évaluait récemment la totalité de ses frais judiciaires à 800 000 euros. Pour réduire l’asymétrie du combat qui oppose souvent de simples citoyens à de puissants intérêts, la loi propose « une innovation » : « S’il considère qu’il y a un décalage de moyens entre les deux partis, le juge pourra imputer les coûts de la défense à l’attaque », explicite le rapporteur de la loi.

David contre Goliath. C’est le combat que Valérie Murat a le sentiment de mener depuis deux ans contre le « lobby de la viticulture ». Avec son association Alerte aux toxiques, elle avait dénoncé, sur la base d’une étude, la présence de résidus de pesticides dans des vins certifiés HVE (haute valeur environnementale). Des révélations qui lui ont valu d’être condamnée à payer 125 000 euros de dommages et intérêts au Comité interprofessionnel des vins de Bordeaux (CIVB) et à 25 autres acteurs de la filière pour « dénigrement » des vins de Bordeaux, la présence de pesticides restant en deçà des seuils légaux. « Le CIVB avait 19 millions d’euros de budget en 2020, notre association c'est 5 000 euros. Cela montre bien la disproportion de cette condamnation », estime la militante bordelaise. Le 10 novembre dernier, elle a appris que son appel avait été radié. C’est-à-dire, explique Valérie Murat, que « l’appel est conditionné au versement de cette somme exorbitante ». 

Sans compter que donner l’alerte se paye aussi parfois très cher. À la clé, souvent une perte d’emploi et des difficultés pour en retrouver. Aujourd’hui, celui qui fut pourtant ingénieur commercial avant de travailler pour Vortex, se dit bien incapable d’aller se vendre sur le marché du travail. Il touche une pension d’invalidité. « Je suis professionnellement mort », lâche Alain Gautier, qui se dit chanceux du soutien de sa compagne et de ses fils. 

Des limites

La directive européenne permettait un soutien financier pour le lanceur d’alerte. L’article 9 de la proposition de loi le prévoit bien. « Mais on craint qu’il saute au moment des débats », pointe Antoine Deltour. Si le Français qui avait révélé en 2012 les accords fiscaux passés entre le Luxembourg et les entreprises pour leur permettre de réduire leurs impôts estime que « cette proposition de loi constitue une avancée significative », à l’unisson de la Maison des lanceurs d’alerte, un collectif d'ONG et de syndicats dont il est membre, il milite pour « un fonds de soutien dédié avec un financement robuste ». À l’époque, la médiatisation de son affaire lui avait permis de récolter des dons pour ses frais de justice. Mais c’est loin d’être le cas de toutes les affaires. « Certains se retrouvent dans des situations où ils perdent leur maison et doivent retourner vivre chez leurs parents », rappelle-t-il. 

Pour Daniel Ibanez, l’un des organisateurs des Rencontres annuelles des lanceurs d’alerte, cette proposition de loi ne va pas assez loin et l’alerte devrait être protégé par « automaticité », car elle « relève du devoir », estime celui qui a dénoncé la gabegie du projet de ligne ferroviaire Lyon-Turin. Il rappelle : « La Charte de l’environnement impose à chacun le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement ; si en tant que professionnel de santé, vous constatez que des médicaments sont dangereux, vous avez le devoir de le signaler. » Donc, ce n'est pas le lanceur d’alerte qui présente un risque. « À l’inverse, celui qui entrave l’alerte fait prendre des risques à la société », pointe-t-il. Il en veut pour exemple l’absence de lanceur d’alerte sur la salmonelle chez Lactalis en 2017 qui a conduit des dizaines de nourrissons à l’hôpital. 

Si elle se dit « toujours ostracisée par la nomenklatura médicale », la médecin Irène Frachon, est l’une des rares à avoir conservé son travail et à ne pas avoir été poursuivie. Présente aux 6e Rencontres des lanceurs d’alerte, elle ne se fait guère d’illusion : « Si on veut protéger les lanceurs d’alerte, que les institutions chargées du contrôle fassent leur boulot », tance, lors de son intervention, celle qui s’est battue contre le Médiator et les laboratoires Servier. « Le lanceur d’alerte est celui qui montre un dysfonctionnement systémique qui profite à beaucoup, donc il y aura toujours une levée de boucliers, et elle sera violente et prolongée. » 

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