Reportage

Antilles françaises: l’État central en procès

Dans les départements des Antilles françaises, les derniers barrages qui bloquaient la circulation ont été levés par les forces de l'ordre la semaine dernière. Le mouvement né du refus de l'obligation vaccinale pour les soignants et les pompiers, et qui a dégénéré en crise sociale, a cédé la place aux discussions entre les syndicats, les élus locaux et la population pour répondre aux nombreux problèmes économiques et sociaux de ces territoires. Vie chère, services publics défaillants, les griefs sont multiples et bien souvent, c'est l'État français, qui sur ces anciennes colonies essuie la défiance des manifestants. 

Les membres du collectif contre l'obligation vaccinale ont élargi leurs revendications pour étendre leur mouvement.
Les membres du collectif contre l'obligation vaccinale ont élargi leurs revendications pour étendre leur mouvement. © RFI/Aabla Jounaidi
Publicité

De notre envoyée spéciale en Guadeloupe, 

« La chlordécone, j’ai baigné dedans », nous résume Jean-Michel Emmanuel, planteur de bananes. Pendant des années, l’homme aujourd’hui sexagénaire a déversé sur sa bananeraie des kilos de ce pesticide. Aux Antilles, le gouvernement avait continué d'autoriser l'usage de cette molécule probablement cancérogène, alors même qu’il avait été interdit dans l'hexagone en 1990. Par ces dérogations accordées, l'État français est-il seul responsable des dégâts ou partage-t-il les torts avec l’industrie ?

À lire aussi Le pesticide chlordécone aux Antilles: «L’État est le premier responsable»

La question n'a jamais été tranchée. Pour Jean-Michel, c'est un sentiment de culpabilité toute personnelle qui l'a poussé vers une agriculture qui tend vers moins de pesticides. « Le fait que nous ayons été des utilisateurs nous rend encore plus sensibles [à l’agriculture durable]C’est pour cela que nous nous sommes engagés aux côtés de l’État dans un plan Banane durable. Notre objectif, c’est d’atteindre zéro pesticide. Nous ne voulons plus qu’il y ait un effet chlordécone dans notre pays », résume le planteur.   

Jean-Michel Emmanuel, planteur de bananes, veut «en finir avec l'effet chlordécone».
Jean-Michel Emmanuel, planteur de bananes, veut «en finir avec l'effet chlordécone». © RFI/Aabla Jounaidi

De nombreuses raisons d'être en colère

Presque tous les Antillais portent des traces de ce pesticide dans leur organisme. Le thème est dès lors facile à mobiliser pour dénoncer un État qui ne protègerait pas ses citoyens dans ces régions d’Outre-mer. Devant le CHU de Pointe-à-Pitre, le syndicat UGTG ne s’en prive pas. Sous une musique crachée par les haut-parleurs pour maintenir les troupes motivées, il continue d’accompagner les soignants non-vaccinés qui ont été suspendus. Dans les discours, les infox nourries par les réseaux sociaux pullulent, comme celle sur l’illégalité présumée du vaccin. 

► À lire aussi : Crise aux Antilles: l'obligation vaccinale, catalyseur d'une situation sociale explosive

« Il faut qu’on comprenne qu’aux Antilles, on ne peut pas faire n’importe quoi. On a déjà eu le chlordécone », affirme ainsi Véronique Mayeko, infirmière et élue UGTG. « On veut nous donner un vaccin qui n’en est pas un, qui est un produit expérimental. On ne peut pas nous mentir : il n’a pas encore reçu d’autorisation définitive de mise sur le marché", affirme contre toute évidence l'infirmière suspendue le mois-dernier. Nous sommes contre cette obligation, pas contre le vaccin », conclut-elle.

► À écouter aussi : Antilles françaises: pourquoi y a-t-il une nouvelle crise sociale?

Une punition. Le mot revient dans la bouche de plusieurs soignants qui doutent ou rejettent le vaccin. Ils demeurent une minorité à l’hôpital mais puisque le CHU est un employeur majeur de l’île, les dégâts économiques se font sentir pour nombre de familles. « Perdre mon boulot parce que je ne veux pas me faire injecter ce truc, ce n’est pas juste », souffle Sandra Filomin, infirmière au service Diabétologie. « On suspend mon salaire, je me retrouve avec deux enfants. On a des crédits. Ce n’est pas équitable car quand il a fallu être là pour sauver les malades, y compris pendant l’incendie [du CHU en 2017], on était là », lâche la jeune-femme, amère. 

Un hélicoptère de la gendarmerie survole le barrage de la Boucan, animé par des jeunes et des membres de la société civile. Debout près du rond-point qui sert de lieu de ralliement, le porte-parole du collectif Moun Gwadloup, Ludovic Tolassy, s'en doute peut-être. Ce haut-lieu de la contestation vit ses dernières heures avant l'ultime assaut de la force publique. L'occasion de dresser une dernière fois la longue liste des échecs des politiques publiques imputables à l'État ou aux collectivités : accès défaillant à l’eau potable, un nouveau CHU qui ne doit sortir de terre que dans deux ans, l’absence d’opportunités pour l’emploi et la représentativité des jeunes, souvent catalogués de « casseurs ».  

► À écouter aussi : Crise sociale dans les Antilles françaises: les raisons de la colère

« Allons dans les quartiers qui rassemblent un certain nombre de problématiques de la société aujourd’hui », s’exclame l’ancien officier de police en métropole revenu « au pays » monter sa boîte de nettoyage industriel. « Ici, à Sainte-Rose, on a le quartier de Sainte-Marie où il subsiste des problèmes de résorption de l’habitat insalubre, d’accès à certains services. Il y a des jeunes doués dans ces quartiers-là et qui ont du mal à trouver du boulot. Il serait bien d’aller les chercher, écouter ce qu’ils ont à dire, et voir qui parmi eux est capable de porter ces revendications et les inviter à s’asseoir autour de la table », conclut le porte-parole qui se fera arrêter la nuit suivante. 

Sur le barrage de la Boucan, tenu par des jeunes non syndiqués, et évacué le 7 décembre par les forces de l'ordre.
Sur le barrage de la Boucan, tenu par des jeunes non syndiqués, et évacué le 7 décembre par les forces de l'ordre. © RFI/Aabla Jounaidi

Un appel au dialogue

Pour dénouer la crise, le gouvernement a appelé les élus à discuter avec les préfets, les syndicats et le public de sujets économiques et sociaux mais aussi de l'autonomie. Certains entendent « indépendance », ce qui est exclu par le gouvernement. Pour Jocelyn Sapotille, le président de l'Association des maires de Guadeloupe, l'État doit s'appuyer sur les élus pour prendre en compte les réalités spécifiques locales.

Il faut « faire à la place de l’État quand on peut mieux faire en proximité que l’État », soutient le maire de Lamentin. Si à l’instar du gouvernement, son statut d’élu lui a attiré les critiques de nombreux manifestants sur les barrages, il veut y voir une mode. Pour lui, on constate surtout « un échec de la centralisation du pouvoir. Il faut aller vers plus de décentralisation, voire même plus de déconcentration pour l’efficacité des pouvoirs publics et qu’on arrête de jeter l’argent public », préconise l’élu qui s’était assis face au ministre des Outre-mer lors de sa visite mouvementée fin novembre.

Mais le temps n’est pas à un débat sur l'autonomie. Après une quatrième vague dévastatrice en août, une cinquième vague de contaminations au Covid-19 guette. Et le taux de vaccination complet de la population ne dépasse toujours pas les 50% aux Antilles. 

NewsletterRecevez toute l'actualité internationale directement dans votre boite mail

Suivez toute l'actualité internationale en téléchargeant l'application RFI