[Littérature] Les Iraniens sont-ils des immigrés comme les autres?
Eux et nous est le nouveau roman de l’Iranienne Bahiyyih Nakhjavani. A travers le portrait d'une famille iranienne dispersée sur quatre continents , la romancière raconte les heurs et malheurs de la diaspora iranienne, tiraillée entre la maison et le monde. Un récit décapant, juste et lucide.
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Au dernier recensement, la diaspora iranienne à travers le monde comptait quelque 5 millions d’hommes et de femmes. Une communauté qui a en général très bien réussi et s’est intégrée sans chicanes dans leur pays d’accueil. Cette communauté compte son quota de milliardaires, alors que le reste de ses membres se répartit entre une classe moyenne aux fortunes diverses et variées. C’est au sein de cette diaspora iranienne que la romancière talentueuse Bahiyyih Nakhjavani a situé l’intrigue de son nouvel opus.
Eux et nous est un roman sur l’altérité en temps de migration de masse et de brassage des populations, malgré les murs que certains Etats élèvent pour séparer les migrants des nationaux, les sédentaires des nomades, les barbares des prétendus civilisés… Prenant le contre-pied des stéréotypes sur l’immigration, la romancière se demandait dans une tribune qu'elle a publiée dans la presse anglophone en début d'année - traduite en français par Libération - si l’errance et l’exil ne constituaient pas la réalité incontournable de notre humaine condition et pas seulement des migrants.
Unité spirituelle de l’humanité
Née en Iran, ayant grandi en Ouganda et fait ses études en Angleterre et aux Etats-Unis avant de venir s’installer en France, Bahiyyih Nakhjavani s’y connaît en matière d’exil et d’errance. Romancière à succès, nostalgique de son ascendance iranienne, elle a puisé l’inspiration pour ses premiers romans dans les mythologies du monde musulman tout comme dans l’histoire prestigieuse de son pays natal.
Son premier roman La sacoche, paru en anglais en 2000, racontait la fortune pour le moins extraordinaire d’une sacoche remplie de textes au statut mystérieux qui passe de mains en mains pendant une journée de pèlerinage et influence, sur le chemin de la Mecque au XIXe siècle, la destinée des voyageurs qui en prennent possession à tour de rôle. Avec son second roman, Les cinq rêves du scribe (2003), Nakhjavani nous livre les interrogations philosophiques et intimes d’un copiste, au XIXe siècle, incapable de surmonter son trac devant la page blanche. Retour pour son troisième roman, La femme qui lisait trop, à la Perse des années 1800, sous la dynastie des Qadjar. Le roman brosse le portrait éblouissant d’une poétesse subversive mise au ban par le pouvoir autocratique et religieux de son époque pour avoir osé professer sa liberté de culte et de parole.
Tahirih Quarratu’l Ayn était une grande figure du bahaïsme, religion issue d’un mouvement chiite dissident proclamant l’unité spirituelle de l’humanité. Réprimée pour sa foi et pour l’audace dont elle fit preuve en enlevant son voile et réclamant l’émancipation des femmes dans une société profondément patriarcale, elle fut égorgée par les mollahs, avec la complicité du pouvoir politique. Le Shah de l'époque craignait de perdre le trône s’il s’opposait au diktat des religieux. Elle-même de confession baha’i, Bahiyyih Nakhjavani a bâti son récit autour de la légende de l’hérétique, s'adossant à l’histoire tout en convolutions et turbulences de l’Iran de l'épqoue.
Ballottée entre Los Angeles et Paris
Mais, comme le rappelle son nouveau roman Eux et nous, Nakhjavani n'est pas une historienne, mais avant tout une conteuse. Elle mêle passé et présent, dérision et gravité, pour mettre en scène les tribulations de l’Iran contemporain à travers le portrait satirique d’une famille exilée, déchirée entre ses nostalgies du passé pré-révolutionnaire et ses allégéances nouvelles. Celles-ci ont pour nom Los Angeles et Paris (les deux lieux où se déroule l’action de ce roman), la réussite matérielle et sociale à tout prix. La diaspora iranienne, « plus américaine que les Américains », qui est la cible de l’ironie de l’auteur, ne jure que par la carte verte et les dollars qui s’accumulent dans les banques.
L’héroïne de ce roman, c’est Bibijan, une octogénaire de Téhéran tiraillée entre son allégéance à son fils Ali qui n’est jamais revenu de la guerre si meurtrière entre l’Iran et l’Irak et son envie d’aller s’installer en Occident avec ses deux filles. Celles-ci se disputent pour accueillir leur vieille maman chez elles. L’une habite Los Angeles appelée aussi « Teherangeles », métropole où vit la plus grande communauté iranienne en dehors d’Iran. La sœur de Goli, Lili, artiste bohème vit à Paris, dans un appartement sous les toits, dans le quartier du Marais. C’est autant l’amour filial que la perspective de toucher enfin leur héritage qui font les deux soeurs insister auprès de leur mère de venir les rejoindre.
Sous la pression de ses filles, Bibijan finit par céder. C’est le début d’une longue et dramatique odyssée pour la vieille dame quis era désormais ballottée entre Los Angeles et Paris. Ses petits enfants ont honte d’elle. Ils lui reprochent de parler à tort et à travers avec les invités ou les voisins, donnant selon eux « une pauvre idée de notre pays ». Elle s’est mise à parler ouvertement à ses voisins du nombre d’opérations de changement de sexe pratiquées en iran. « Vous avez peut-être des gays, leur disait-elle, non sans une certaine fierté, mais nous avons le record mondial des travestis. » Ce qui ne manquait pas de remplir de honte ses proches.
Heureuse nulle part
Bibijan ne sera heureuse nulle part. Alors qu’à Los Angeles elle souffre de ne pas être en phase avec la famille de Goli, occidentalisée jusqu’à l’aliénation, elle suffoque à Paris sous les combles. « Dans l’appartement de Lili, l’été sentait la fumée rance et la crotte de pigeon, quand elle ouvrit en milieu de matinée, afin d’aérer, la porte donnant sur le balcon de la kitchenette, Bibijan se surprit à sortir carrément, juste pour respirer. » Devenue l’otage de ses filles, celle-ci est aussi l’observatrice acerbe de la dérive des exilés de son pays , qui ont fait du matérialisme occidental l’alpha et l’oméga de leur vie et ont perdu le contact vivifiant avec leur propre histoire et les aspirations incarnées par les luttes de leurs parents ou leurs grand-parents.
A travers le drame et les positionnements de Bibijan, Eux et nous raconte une histoire universelle. C’est sans doute l’auteur qui parle le mieux de l'universalité de la migration dans sa tribune où elle explique le mécanisme qu’elle a mis en scène dans son roman : « On y observe comment le fait de partir de chez nous, nous oblige à reconsidérer ce que nous étions et ce que nous sommes devenus. Bien qu’elle soit persane à bien des égards, l’histoire reflète aussi les tensions et les conflits, les craintes et les extravagances de toute une communauté de migrants. Il y est question des errants du monde entier! »
Eux et nous, serait-ce alors une simple vue d'esprit ?
Eux et nous, par Bahiyyih Nakhjavani. Traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf. Editions Actes Sud, 352 pages, 22,80 euros.
La femme qui lisait trop, par Bahiyyih Nakhjavani. Traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf. Actes Sud, collection « Babel ».
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