EIIL: «Il ne faudra pas s’étonner si des bombes explosent en Europe»
Le chef de l’EIIL, Abou Bakr al-Baghdadi a été érigé au rang de calife. L’annonce a été faite dimanche soir, trois semaines après l’offensive pour la conquête de l’Irak. Jean-Pierre Filiu, professeur des universités à Sciences Po, spécialiste de la Syrie et du jihadisme, a répondu aux questions de RFI. Il a publié le livre, «Je vous écris d’Alep : au cœur de la Syrie en révolution», paru aux éditions Denoël en octobre 2013.
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Est-ce que vous pouvez nous rappeler ce qu’est un califat et quels sont les précédents ?
Je crois qu’il faut surtout prendre les choses pour ce qu’elles sont et ne pas faire d’Abou Bakr al-Baghdadi un pape où je ne sais quoi. Il faut savoir que le califat n’existe plus en islam depuis officiellement 1924 mais qu’en fait il était déjà très dégradé depuis des siècles. La référence que les jihadistes invoquent est le califat de Bagdad qui a disparu en 1258 sous le choc des invasions mongoles et de la collaboration, à l’époque malheureuse, d’une partie de la communauté chiite. Mais ça, c’est la propagande, ça ne signifie pas que quand ce chef terroriste se proclame calife, il l’est ipso facto. Ça veut dire fondamentalement qu’il dit : « Le monde entier est le terrain de projection de ma terreur » et c’est là où il faut prendre très au sérieux sa proclamation parce qu’elle signifie que son Etat islamique ne veut pas continuer de tuer qu’en Syrie et en Irak, mais qu’il est prêt à frapper y compris dans nos pays.
Est-ce une stratégie de guerre sainte à l’échelle mondiale ?
Personnellement, je n’ai jamais employé le terme de guerre sainte. On est dans quelque chose qui est tout sauf sain. On est dans la prise en otage des musulmans d’abord en Irak, puis en Syrie et maintenant, potentiellement, dans le monde entier. Abou Bakr al-Baghdadi prétend qu’il est leur chef alors qu’il ne représente qu’une secte terroriste quelque part au Moyen-Orient. Mais il joue ainsi sur les registres de légitimité, surtout chez des recrues dont on a vu, en autre sur le continent européen, qu’elles étaient absolument incultes en matière islamique et qu’elles pratiquaient très peu la religion sans quoi, elles ne seraient jamais tombées fascinées par ce califat.
Avec cette annonce, peut-il séduire, attirer de nouveaux combattants ?
Je ne pense pas que c’est l’annonce qui va séduire ou attirer. Il faut voir qu’elle coïncide avec le premier jour de ramadan. A chaque fois, on est dans une dramaturgie qui est servie beaucoup plus par les soi-disant ennemis d’une organisation comme celle-ci, c'est-à-dire les dictateurs au pouvoir en Syrie, en Irak et ailleurs, et qu’ils jouent là-dessus. C’est toujours le même principe que Ben Laden qui était de prendre les musulmans en otage, en utilisant ce qu’ils ont de plus nobles et de plus cher et en le dévoyant au profit d’une démarche terroriste.
Comment peuvent se positionner les autres mouvements islamistes ?
Les autres mouvements islamistes, depuis longtemps, ont condamné la dérive d’al-Qaïda. Quand il s’agit des jihadistes, ils sont aujourd’hui sidérés, comme d’ailleurs le monde entier, par la montée en puissance fulgurante d’Abou Bakr al-Baghdadi depuis quelques semaines. Cette montée en puissance était tout à fait prévisible. Ce n’est pas pour tirer la couverture à moi, mais j’avais commis un certain nombre d’études pour dire que cela risquait fort de se dérouler. Aujourd’hui, je suis convaincu que l’étape suivante, c’est un attentat majeur en dehors du Moyen-Orient et a priori sur le continent européen, pour continuer une dynamique d’expansion par la terreur et de prise en otage des musulmans.
Ce que l’on attend également, c’est la réaction de l’Arabie Saoudite qui gère les deux lieux saints de l’islam : la Mecque et Médine. Y a-t-il un risque de perte de leadership sur le monde musulman ?
Non, je crois que vous faites totalement fausse route, excusez-moi. Il n’y a pas un leadership aujourd’hui qui serait chez un calife ou chez un serviteur des lieux saints.
Il y a une bande armée qui s’est donnée les moyens de ses ambitions. C’est donc cette bande qui a désormais un soi-disant calife à sa tête. Il pourrait s’appeler pape, évêque ou ayatollah ce serait la même chose. C’est un titre uniquement de circonstance.
Mais derrière ce titre, il y a désormais sans doute un milliard de dollars de trésor de guerre, des armes lourdes, des blindés, sans doute des hélicoptères et des milliers de volontaires qui peuvent être envoyés, comme l’avait été Mehdi Nemmouche, l’auteur présumé de l’attaque contre le musée juif de Bruxelles, dans leurs pays d’origine. C’est ceux-là qu’il faut craindre et non pas faire comme ci c’était encore un problème entre musulmans. C’est fondamentalement un défi lancé au monde entier et avant tout à l’Europe.
C’est également la fin de l’Irak, de la Syrie telle qu’on les connaît selon vous ?
Non pas du tout. Ce sera la fin, si on laisse les jihadistes continuer sur leur lancée. Il faut voir que l’armée du dictateur al-Maliki a été incapable de leur résister parce qu’elle est gangrenée par la corruption et par les préjugés confessionnels. En revanche, en Syrie, la révolution, la coalition révolutionnaire continue de tenir bon sur deux fronts : contre Bachar el-Assad et contre les jihadistes. Alors si on abandonne les seuls qui arrivent à se battre contre un ennemi qui est un ennemi commun, et bien, il ne faudra pas, je suis désolé de le dire aussi crûment, s’étonner si demain des bombes explosent quelque part en Europe.
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