Beyrouth: «C’était comme un hôpital en état de démolition qui continuait à travailler»
Une scène apocalyptique. C'est l'image que donnait Beyrouth ce mardi après deux explosions massives qui ont fait au moins 110 morts et des milliers de blessés. Les différents hôpitaux de la capitale, déjà confrontés à la pandémie de Covid-19, ont rapidement indiqué être dépassés par l’afflux de personnes blessées. Du jamais vu pour le docteur Jacques Mokhbat, chef du département de médecine interne de l’hôpital de l’Université libano-américaine de Beyrouth.
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Par Perrine Juan,
RFI : Pouvez-vous nous décrire la situation sur place à l’hôpital ?
Dr Jacques Mokhbat : L’hôpital se trouve sur la colline d’Achrafieh, à environ quatre kilomètres du port où a eu lieu l’explosion, à vol d’oiseau. C’est un hôpital qui n’est pas énorme, avec 150 lits, mais qui a été gravement touché par l’explosion : toutes les vitres, tous les plafonds, toutes les tuyauteries, les bouches d’aération, tout a été complètement soufflé par l’explosion. Heureusement le système d’électricité et de gaz continue à fonctionner. On a donc pu être présents pour l’administration des soins des personnes qui se sont présentées à l’hôpital. On a eu un nombre incalculable de malades, je n’ai pas encore les chiffres définitifs mais probablement entre 700 et 1 000 personnes qui sont arrivées mardi soir presque d’un coup à l’hôpital. On les a reçues aux urgences, dans l’espace de la rue environnante, on a ouvert aussi deux étages, on les a même reçues dans le service de pédiatrie, dans le service de chirurgie, au laboratoire, partout. On les a accueillies partout malgré le fait qu’on les recevait entre les débris. Nous étions devenus même plus qu’un hôpital de front, c’était un hôpital en état de démolition qui continuait à travailler. D’autant plus que trois hôpitaux qui étaient encore plus proches que nous du lieu de la déflagration sont devenus presque complètement dysfonctionnels. Ils n’avaient plus ni électricité, ni oxygène, ni masques, ni eau. Donc, ils ont été obligés de transférer les patients. Beaucoup ont été transférés chez nous et ça a augmenté notre charge en blessés.
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Quels sont vos besoins spécifiques actuellement ?
Déjà au départ, tous les hôpitaux au Liban subissent une énorme pression du fait de la crise économique. Comme nous achetons la majorité de notre apport médical en euros ou en dollars et que nous les achetons sur le marché extérieur, c’est devenu excessivement difficile (NDLR : à cause du taux de change). Nous étions en perte de vitesse du point de vue économique déjà avant cette explosion. Et au vu également la crise du Covid-19 qui nous est tombée dessus depuis février 2019 au Liban et dans tous les hôpitaux, nous avons également une double charge économique.
Donc cette explosion est juste venue comme une cerise sur le gâteau. Le pays en entier était en perte de vitesse économique, les hôpitaux étaient déjà saturés. Surtout depuis la réouverture de l’aéroport et des commerces, il y a eu une ré-augmentation spectaculaire du nombre de cas de coronavirus. Nous étions à 30, 40 cas de Covid19 par jour, maintenant nous sommes montés à 170 cas par jour. Nous nous attendions à ce que d’ici mi-août ou fin août nous arrivions au point de saturation des unités de soins intensifs. Avec cette explosion, les hôpitaux ont été encore plus submergés et donc nous allons avoir encore plus de difficultés et notre point rouge de prise en charge du nombre de cas de Covid-19 va être beaucoup plus facilement atteint. Je fais partie de la commission nationale de lutte contre le Covid-19. Nous nous orientions vers un couvre-feu et une fermeture totale de tous les commerces. Là, malheureusement cela va entraîner un chaos total et une difficulté économique encore plus importante. Je me demande où nous allons.
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Nous avons besoin de tous les éléments médicaux de base. Ne cherchons pas midi à quatorze heure. Nous avons besoin de perfusion, nous avons besoin d’antibiotiques, nous avons de plus en plus de germes multi-résistants donc nous avons besoin de certains médicaments qui sont malheureusement de plus en plus chers. Nous avons besoin également de matériel de base comme des seringues, c’est aussi simple que ça. Je ne parle des choses plus sophistiqués. Le service de radiologie a été également touché à l’hôpital, nous n’avons pas encore fait l’évaluation pour savoir de quoi nous avons besoin comme équipements radiologiques, qui eux coûtent un peu plus cher. Au laboratoire nous tenons le coup, nous n’avons pas eu beaucoup de dommages.
Avec les hôpitaux submergés, où les patients sont-ils transférés ?
Les patients sont transférés un peu partout sur le Liban. Nous avons des patients qui ont été jusqu’à Byblos (nord) et probablement jusqu’à Saïda (sud), à peu près à trente ou quarante kilomètres, loin de Beyrouth. Tous les hôpitaux de la banlieue de Beyrouth ont été également utilisés, jusqu’à la banlieue lointaine. Presque tous les hôpitaux du littoral ont été utilisés pour transférer les patients.
À quels types de blessures avez-vous été confronté depuis l’explosion ?
On a eu toute sorte de blessures : de la simple blessure superficielle avec quelques points de suture à des personnes qui avaient des éclats de verre à l’intérieur. Toutes les blessures sont dues aux éclats de verre. Il y a eu des écrasements également par chute de fenêtres, d’armoires… Il y a eu des morts. Il y a eu des blessures aux yeux, des blessures avec des éclats de verre sur un tendon, une artère… tout cela est beaucoup plus grave, ça saigne et nécessite une chirurgie assez rapide. On a aussi eu des éclats à l’intérieur du ventre, des traumatismes thoraciques et également des traumatismes neurologiques, des traumatismes nerveux, des fractures. Il y a eu beaucoup de cas de fractures, les orthopédistes ont travaillé toute la nuit jusqu’à tôt ce mercredi matin.
Tous les hôpitaux vont-ils ouvrir leurs portes gratuitement ?
Sûrement. Personne ne se pose la question. Il y a à peu près 25 hôpitaux publics et 110 hôpitaux privés sur tout le Liban. Les hôpitaux universitaires sont pour la plus grande majorité des hôpitaux privés puisqu’ils appartiennent à des universités privées. Il y a une seule université publique qui est l’Université libanaise. Quand il y a un accident pareil, il n’y a pas de questions à se poser sur ce qui est privé ou public. Tout est fonctionnel. Tout le monde travaille sans se poser la question de qui va payer quoi.
Est-ce la première fois que vous êtes témoin d’autant de dégâts ?
Effectivement. Moi j’ai assisté à presque toute la guerre. Depuis que je suis interne jusqu’à ce que je devienne médecin, donc la guerre civile. Nous n’avions jamais vu autant de cas arriver en même temps dans une salle d’urgence. On a eu quelques fois des explosions avec un certain nombre de blessés mais jamais autant. Je n’ai jamais été obligé de traiter des patients à même le sol, de suturer les gens presque dans la rue. C’était incroyable. C’était incroyable le travail qui a été fait ce mardi. Et je dois vraiment rendre hommage aux infirmières et au corps médical qui ont vraiment travaillé de façon incroyable et exceptionnelle et vraiment sans poser aucune question, sans dire quoi que ce soit. Il y avait un système de triage. Malheureusement les gens ne sont pas prêts à ce qu’on leur dise, « attendez dehors, votre tour viendra ». Mais on devait faire un triage pour donner la priorité aux cas les plus graves.
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