Entretien

Crise des migrants: la désillusion kurde apparaît aux yeux du monde

Vie quotidienne dans le village de Sarkapkan, dans le district de Ranya, d'où de nombreux Kurdes irakiens ont quitté le pays pour migrer en Europe via la Biélorussie.
Vie quotidienne dans le village de Sarkapkan, dans le district de Ranya, d'où de nombreux Kurdes irakiens ont quitté le pays pour migrer en Europe via la Biélorussie. © AFP - SAFIN HAMED

Depuis plusieurs semaines, des milliers de personnes sont bloquées à la frontière polonaise dans des conditions extrêmement difficiles. L'Union européenne accuse la Biélorussie d'avoir instrumentalisé les migrants pour faire pression sur Bruxelles. Beaucoup de ces familles viennent du Kurdistan irakien. Pour comprendre les raisons de ce flux migratoire, qui saute soudain aux yeux du monde, RFI a posé trois questions à Mera Jasm Bakr, chercheur au bureau Irak-Syrie de la Fondation Konrad Adenauer.

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RFI : La région autonome du Kurdistan irakien a souvent été présentée comme un exemple de stabilité dans la région. Pourquoi y a-t-il autant de départ ces derniers temps ?   

Mera Jasm Bakr : Cette vague de migration kurde irakienne vers l’Europe a commencé en 2014-2015. La détermination et les raisons que les gens avaient à l’époque sont toujours d’actualité. Si aujourd’hui on voit une importante vague de migration kurde vers l’Europe, c’est parce qu’ils ont vu une opportunité via la Biélorussie de réaliser leur projet. Pour les familles particulièrement, il est beaucoup plus facile de prendre la décision d’émigrer parce qu’il suffit de prendre l’avion. Ils partent de Souleymanieh ou d’Erbil pour aller à Damas, Beyrouth ou Dubaï, et ensuite ils prennent une correspondance pour Minsk et arrivent ainsi très près de l’Allemagne.

Cela évite de prendre la mer avec le risque de mourir noyer. Donc cette route biélorusse a été une sorte de porte de sortie facile proposée à des gens qui cherchaient à partir depuis longtemps.  

La motivation principale est économique. Chaque année, 10 000 jeunes de la région sortent de l’université et ne trouvent pas de travail. Ils finissent dans le meilleur des cas serveur pour 6 dollars la journée. Ils ne voient pas d'avenir économique pour cette région. En plus de cela, les gens ici n’ont pas l’impression de vivre dignement. Ils disent qu’il n’y a pas de liberté d’expression. Si vous critiquez le gouvernement, vous êtes arrêté et ils peuvent vous jeter en prison sans raison.

Donc, une autre motivation est une désillusion profonde. Beaucoup de gens me disent que les deux partis politiques de la région sont au pouvoir depuis 30 ans et que finalement, peu importe votre dévouement à la cause kurde et combien vous pourriez apporter au pays, personne ici ne peut avoir d’ambition politique. Beaucoup de gens disent qu’on sait déjà qui sera Premier ministre dans dix ans.

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Beaucoup de Kurdes réunis à la frontière polonaise viennent des mêmes petites villes kurdes le long de la frontière iranienne telles que Said Sadiq, Ranya, Qaladze. Comment expliquer cela ?  

La majorité des personnes bloquées à la frontière polonaise viennent de zones rurales où il n’y a aucune infrastructure économique. Quand le régime de Saddam Hussein était en conflit avec les Kurdes d’Irak, les zones qu’il a attaquées, ciblées et dévastées sont ces zones rurales. Après la chute du régime, il y avait beaucoup de chômage dans ces zones. Au lieu de réhabiliter ces régions économiquement et d’en reconstruire les infrastructures, les deux partis au pouvoir au Kurdistan irakien, le PDK et l’UPK, ont simplement embauché en masse dans la fonction publique, particulièrement dans le secteur de la sécurité en tant que peshmerga, policier ou membre des renseignements. Aujourd’hui, le gouvernement a 1,2 million d’employés sur une population totale de 6 millions.

Ce fonctionnement a continué jusqu’en janvier 2014. À ce moment-là, le gouvernement irakien à Bagdad a coupé le budget envoyé à la région autonome. L’État islamique a fait irruption et les prix du pétrole ont chuté. Soudain, vous avez une nouvelle génération que le gouvernement ne peut pas embaucher, mais pour qui il n’a pas non plus construit une économie productive, particulièrement dans les zones rurales. Il n’y a donc aucune opportunité d’emploi.

Parallèlement, aujourd’hui, on ne peut pas attendre des partis au pouvoir qu’ils mènent les réformes économiques nécessaires. Ils ne peuvent tout simplement pas comprendre depuis leurs palaces ce que vit au quotidien un habitant de Said Sadiq. D’autre part, ils sont très inquiets : ils ont perdu beaucoup de votes au profit de l’abstention. Et plus un dirigeant est inquiet plus il devient dur.

Ce qui se passe actuellement en Biélorussie crée tout de même un important débat. Mais les autorités ne comprennent pas les raisons profondes de cette situation. Je ne sais pas si c’est volontaire ou involontaire. J’ai notamment vu un communiqué du Conseil de sécurité du Kurdistan irakien qui tient pour responsables les passeurs et le PKK [Parti des travailleurs kurde, rival du PDK, NDLR]. Le PKK se cache dans les montagnes proches de Qaladze et Ranya. Ces montagnes sont visées par les bombardements turcs qui combattent le PKK, ce qui empêche les agriculteurs de cultiver leurs terres. Mais franchement, tout le monde n’est pas fermier. Le PKK joue peut être un petit rôle dans tout cela, mais ils sont loin d’être la raison principale.

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Après la répression sous Saddam Hussein dans les années 1980, et la guerre civile dans les années 1990, il y avait pourtant eu une sorte de renouveau du rêve kurde...

De mon point de vue, les gens ont eu de l’espoir entre 2009 et 2014. La région du Kurdistan était à son sommet. Beaucoup d’argent venait de Bagdad, un milliard de dollars chaque mois. En même temps, il y avait un mouvement d’opposition très fort appelé « Goran », « le changement ». Donc beaucoup de gens de la diaspora sont rentrés au Kurdistan et beaucoup sont même revenus pour investir au Kurdistan. Il y avait une sorte de grand espoir politique. Les gens espéraient pouvoir changer les choses grâce à ce mouvement. Mais « Goran » a commencé à décliner en 2014, l'année où ils sont entrés au gouvernement. L’année suivante, ils en ont été exclus.

Aujourd’hui, une des raisons pour lesquelles les gens partent, c’est qu’ils n’ont pas seulement perdu confiance dans les partis au pouvoir, mais aussi dans les partis d’opposition. Il y a un grand vide du côté de l’opposition ici. Même les personnes bien formées qui pourraient être une ressource pour le pays ne voient pas de futur. Donc personne ne voit comment le Kurdistan irakien pourrait être sauvé.  

 À écouter : Du Kurdistan irakien au piège biélorusse, « nous en sommes à survivre sans avancer »

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