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Zyad Limam (Afrique Magazine): «La force de 'Jeune Afrique' c’est l’équilibre et la capacité de juger tout le temps»

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C'est l'histoire d'un nationaliste tunisien qui a renoncé à une carrière gouvernementale pour devenir patron de presse. Béchir Ben Yahmed, le fondateur de Jeune Afrique, est décédé le 3 mai dernier et ses Mémoires posthumes paraissent aujourd'hui, aux éditions du Rocher, sous le titre J'assume. Dans ce livre d'une grande franchise, il parle notamment de ses relations avec l'argent des dictateurs. Zyad Limam, le directeur du mensuel Afrique Magazine, est l'un de ceux qui ont recueilli ses confidences afin que ce livre voie le jour. 

Béchir Ben Yahmed, journaliste franco-tunisien, fondateur de Jeune Afrique décédé le 3 mai 2021.
Béchir Ben Yahmed, journaliste franco-tunisien, fondateur de Jeune Afrique décédé le 3 mai 2021. © Wikimedia Commons
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RFI : Il y a donc la rupture avec Bourguiba en 1960, puis la création de Jeune Afrique en 1961, et votre père, puisque vous êtes son beau-fils, Zyad Limam, votre père avait cette formule : « Un patron de presse, c’est un homme politique qui n’a pas de sang sur les mains. » 

Zyad Limam Ça, c’est du Béchir Ben Yahmed. (rires) Ce qui a fait la force de Jeune Afrique et ce qui a fait la force de Béchir, je pense, c’est qu’il était à la fois politique et il était à la fois journaliste. Béchir s’est engagé aux côtés d’hommes politiques. Il était totalement proche de Bourguiba, il était son chauffeur, son confident, son conseiller. Il a aussi été très proche, on le sait, c’est de notoriété publique, d’Alassane Ouattara dont il a soutenu la carrière. Eux-mêmes disent qu’ils sont amis depuis 30 ou 40 ans. Il a choisi le Maroc dans le conflit du Sahara occidental. Il a pris une décision éminemment politique de travailler avec Jacques Foccart. Voilà que cette relation à la fois personnelle et politique aboutit aux mémoires de Foccart. Alors forcément, ce n’était pas toujours objectif, mais cette subjectivité-là, c’était aussi son talent. 

Alors il y a des confidences dans ce livre. On apprend, par exemple, que Jacques Foccart a dit sous le sceau du secret à Béchir Ben Yahmed que c’est le Premier ministre français Michel Debré, lui-même, qui en 1960 avait donné l’ordre personnellement d’assassiner le nationaliste camerounais Félix Moumié. Et ce qui frappe aussi dans la lecture de ces mémoires, c’est le côté realpolitik de Béchir Ben Yahmed. Il a cette phrase : « On peut raisonnablement penser que Blaise Compaoré n’est pas pour rien dans l’assassinat de Thomas Sankara et qu’il a assis son pouvoir sur un crime, comme Staline avec Trotski, mais les idéalistes ont souvent une fin tragique, car ils ne sont pas faits pour être chef d’État. » 

Tout à fait et il continue d’ailleurs dans ce chapitre en disant que le « compaorisme » n’aura pas été un échec pour le Burkina. C’est-à-dire que sur des grands sujets, il y avait un axe, il y avait un angle. Moi, ça m’avait frappé quand j’étais jeune journaliste, cette recherche de la lecture des événements, et cette recherche aussi de dire notre lecture, nous en tant que gens du Sud, elle est universelle aussi. 

C’est ce qu’Emmanuel Macron a appelé « la lucidité clinique » de Béchir Ben Yahmed, le jour où il lui a rendu hommage après sa mort au mois de mai dernier.  

Tout à fait. 

Alors il y a le rapport de Jeune Afrique avec l’argent. Il y a cette phrase de Béchir Ben Yahmed : « Je suis conscient qu’on était à la limite sur le plan déontologique car on était obligé de traiter avec des gouvernements plus ou moins démocratiques. » 

Tout à fait. Je pense que c’est quelque chose qui était parfaitement assumé chez Béchir parce que, pour lui, l’objectif c’était de protéger, sauvegarder, développer son journal. Et que ça, moi j’ai vécu cette période-là, on n’avait pas le recours aux grands annonceurs internationaux qui déversaient des tonnes d’argent sur Jeune Afrique. Donc, on devait faire avec notre marché, qui était celui de l’Afrique, et donc il y avait des dossiers, des « publis », et cetera, mais la réalité de ça, c’est que, parallèlement à ça, il y avait Jeune Afrique « le journal », il y avait Jeune Afrique l’angle et l'axe, et je pense que si les « publis » dont on a beaucoup parlé... 

Les publireportages, c’est-à-dire ces articles complaisants, il faut le dire Zyad Limam, au regard de certains régimes. 

Je ne pense pas que c’est complaisant. Je pense qu’il y avait d'abord un marquage, ce qui est très important. C’était des « publis » ou des focus ou des dossiers pays. Et donc les gens ne sont pas totalement naïfs, les gens savent qu’ils sont dans un moment du journal qui n’est pas le même qu’ailleurs. Ce qui a fait la force de Jeune Afrique, c’est d’avoir l’équilibre et d’avoir tout le temps, malgré tout, la capacité de juger. Et Jeune Afrique a perdu des contrats, et a perdu des « publis », et a perdu des clients d’État, parce qu’ils ont pris des positions, à des moments, qui étaient contradictoires. Par exemple, vous avez parlé de l’Algérie. L’Algérie, à une époque, c’était des contrats de pub, c’était la Sonatrach. 

Et après le choix du côté marocain sur le Sahara occidental, l’Algérie interdit la vente de Jeune Afrique et cela va durer plus de 20 ans, c’est ça  

Et la publicité qui va avec. Et à l’époque, l’Algérie, c’est 25 000 - 30 000 lecteurs. Ce n’est quand même pas négligeable. 

Oui, mais tout de même, Zyad Limam, votre beau-père raconte très bien comment un jour, on est dans les années 90, Édouard Balladur vient de dévaluer le franc CFA de 50%, Jeune Afrique perd donc la moitié de ses recettes à la vente de chaque numéro en Afrique, le journal est sur le point de mettre la clé sous la porte, et c’est là qu’arrive Omar Bongo, qui vous donne de l’argent. Vous êtes présent à ce rendez-vous, Zyad Limam, avec votre beau-père.  

Oui, tout à fait. 

Comment pouvez-vous être indépendant sur la politique gabonaise après ces mallettes d’Omar Bongo pour votre journal ? 

D’abord, ce n’est pas tout à fait des mallettes, il y a eu des formats d’actionnariat, et cetera. Je peux vous dire que l’attitude de Béchir Ben Yahmed vis-à-vis du Gabon n’était pas beaucoup plus positive ni négative quel que soit X. Évidemment Omar Bongo ou d’autres n’étaient pas naïfs, ils se disaient bien qu’ils achetaient une forme d’assurance, peut-être. Mais la réalité, c’est que quand il a rompu avec Bongo, sur la fameuse histoire du diner qui devait avoir lieu à Paris, il a rompu avec Bongo, quels que soient les intérêts qu’il y avaient avec Libreville. La capacité entrepreneuriale de Béchir, c’est que, quand il sent que son indépendance et l’indépendance de son journal est réellement en danger, il sort de ses deals, il prend le risque d’en sortir. Et encore une fois, s'il n’avait pas eu cette approche-là, Jeune Afrique serait mort et enterré 50 fois parce que les lecteurs ne sont pas dupes.

Zyad Limam, directeur du mensuel «Afrique Magazine».
Zyad Limam, directeur du mensuel «Afrique Magazine». © Archives personnelles de Zyad Limam.

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