Éthiopie: le sociologue Mehdi Labzae décrypte les enjeux politiques du conflit dans le Tigré
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Le pouvoir éthiopien a accordé la semaine dernière l’amnistie à trente-sept figures de l’opposition. Des responsables politiques comme Jawar Mohamed, Eskinder Nega ou encore des cadres du TPLF, la principale force politique tigréenne, ont retrouvé la liberté. Comment expliquer ces libérations, qui interviennent alors que le conflit se poursuit dans le Tigré ? Décryptage avec notre invité, Mehdi Labzae, sociologue spécialiste de l’Ethiopie.
RFI : Pourquoi le pouvoir éthiopien a-t-il décidé de libérer Jawar Mohammed, Eskinder Nega et certains responsables du TPLF ?
Mehdi Labzae : C’est une bonne question, les raisons sont multiples. On peut déjà dire que la guerre a été un désastre économique majeur, y compris dans le camp gouvernemental, et donc que le gouvernement se devait de chercher une voie de sortie plus rapide, prenant acte du fait qu’aucune force n’arrivait à vraiment imposer sa victoire sur l’autre. Donc ce que le gouvernement a essayé de faire, c’est de maquiller une victoire à la Pyrrhus en victoire magnanime, avec un Premier ministre qui libèrerait des prisonniers politiques, une fois sûr de sa victoire.
Alors justement, le pouvoir parle de sa volonté d’organiser un dialogue national inclusif. Est-ce qu’en procédant à ces libérations, il constitue d’une certaine manière un noyau d’interlocuteurs pour ce futur dialogue ?
Peut-être… On note la libération de Jawar Mohammed et de Bekele Gerba, qui sont deux leaders du Congrès fédéraliste oromo… Donc si un dialogue national avec ces gens-là était ouvert, ce serait est un bon pas. Cependant, en ce qui concerne la libération de gens que l’on a présentés comme des cadres du TPLF, il n’y a pas grand-chose de nouveau, puisque les personnes libérées sont pour l’essentiel des gens qui n’avaient plus de responsabilités à l’intérieur du TPLF. Je pense au premier d’entre eux -Sebhat Nega- dont on a beaucoup parlé… Donc c’est un geste symbolique fait par le Premier ministre le jour du Noël orthodoxe, mais on ne peut pas présager d’ouverture de négociations avec le TPLF à ce stade-là. D’autant moins qu’après la libération de ces prisonniers, on a vu des frappes sur le Tigré, des frappes aériennes menées par drones, avec de dizaines de morts civils ces derniers jours.
Vous l’évoquez, l’une des personnalités qui a été libérée, c’est Jawar Mohammed, un homme de média puissant, l’un des principaux contradicteurs même du Premier ministre Abiy Ahmed, au sein de la communauté oromo dont ils sont tous les deux issus… Dans quelle mesure est-ce que cette libération de Jawar Mohammed fait partie d’une bataille des cœurs pour essayer d’apaiser les tensions entre le régime et les Oromo ?
C’est peut-être cela, dans le sens où on verrait un Premier ministre Abiy Ahmed qui essaierait de se retourner vers une base sociale oromo, après avoir été très allié aux nationalistes amhara depuis le début de la guerre. Il faut cependant bien voir que, même s’il est très populaire, Jawar Mohammed n’est pas l’unique représentant politique des Oromo et pas l’unique force politique en Oromia. C’est près de 40 millions d’habitants, il y a 35 millions d’habitants en région Oromia d’Éthiopie, donc il y a beaucoup, beaucoup de forces polices différentes, avec des sociétés politiques locales qui sont également parfois très différentes. Et à l’heure actuelle on a un autre groupe -l’Armée de libération Oromo- qui contrôle un certain nombre de campagnes notamment dans l’ouest du pays, notamment aussi dans le sud, et ce groupe n’a pas abandonné les opérations militaires.
Est-ce que les libérations risquent de provoquer des tensions au sein du pouvoir ? On dit qu’elles ont été très mal perçues par certains responsables de la région Amhara, qui a largement contribué au conflit contre les Tigréens…
Oui, tout à fait. C’est déjà le cas. Les tensions sont déjà très fortes. On a des rumeurs de préparation d’un coup d’État pour tenter de renverser Abiy Ahmed au sein de forces armées amhara -donc des forces régionales de la région Amhara-. Le président de la région lui-même a dit qu’il fallait que la population continue à se préparer à lutter jusqu’à la fin contre le groupe terroriste, en parlant du TPLF, donc du parti au pouvoir au Tigré. Les communiqués de différentes forces politiques amhara, notamment le Mouvement national Amhara qui fait partie du gouvernement fédéral -il a un poste de ministre et cinq postes au Parlement suite aux élections de juin 2020- a publié un communiqué condamnant la libération des prisonniers politiques oromo et surtout des anciens cadres du TPLF, Sebhat Nega et les autres.
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