L’intégration ouest-africaine menacée, faute de leadership
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Le président nigérian Muhammadu Buhari a relancé il y a quelques semaines les interrogations sur la naissance de l’éco, la monnaie unique ouest-africaine. Le président Buhari a évoqué dans une série de tweets le risque de dislocation de l’organisation régionale, dénonçant le fait que les pays qui utilisent le franc CFA souhaitent remplacer leur monnaie par l’eco, avant les autres États membres de la Cédéao. Vous avez récemment écrit une tribune dans le magazine Jeune Afrique au titre explicite : « Sale temps pour l’intégration régionale ». Pourquoi un tel diagnostic, Gilles Yabi ?

La sortie du président Buhari est le dernier épisode en date du feuilleton de la création d’une monnaie unique. Ce projet a été porté depuis deux décennies par la CEDEAO, conçu et présenté comme une étape de plus dans la construction d’une communauté économique, politique et humaine ouest-africaine pleinement intégrée.
Mais la marche vers la monnaie unique est extrêmement laborieuse, avec de nombreux reports de l’échéance. En juin 2019, les chefs d’État de la CEDEAO ont pourtant maintenu l’objectif de la naissance de l’éco en 2020, cette année donc, tout en reconnaissant des retards notables dans la préparation des États membres qui étaient censés remplir des critères de convergence. Le Nigeria avait estimé en février dernier que les conditions ne seraient pas réunies dans la majorité des pays de la région pour lancer l’éco en 2020 et recommandé un report de l’échéance.
Beaucoup dans la région considèrent que ce sont les dirigeants des pays de l’UEMOA, donc les huit pays qui partagent le franc CFA d’Afrique de l’Ouest avec notamment en chef de file le président ivoirien Alassane Ouattara, qui sabotent la mise en œuvre de la monnaie unique… C’est votre avis ?
Ce point de vue assez largement partagé dans la région, mais ce n’est qu’une partie du problème. Il n’y a pas de doute sur le fait que le très francophile président ivoirien a toujours défendu le franc CFA. Il a souvent balayé du revers de la main toutes les critiques aussi bien politiques, symboliques qu’économiques portées contre cet héritage de la colonisation. Sa déclaration à Abidjan, pendant la visite de son homologue français en décembre 2019, a créé une grande confusion entre les réformes dans la zone franc CFA qui ne concernent que l’UEMOA et l’avènement de l’éco. Mais lorsqu’on connaît les poids économiques relatifs des pays au sein de la CEDEAO, on ne peut pas parler des errements dans la conduite du projet de monnaie unique en oubliant qu’il n’y a qu’une seule grande puissance économique dans la CEDEAO, le Nigeria. La fédération nigériane représente 70 % du PIB de la CEDEAO et 52 % de sa population. Cela veut dire que sans impulsion nigériane, il n’y a simplement pas de perspective d’accélération d’un projet aussi crucial et complexe que celui d’une union monétaire.
Vous estimez que le problème de fond est l’absence de leader aujourd’hui pour porter le projet de la monnaie unique et accélérer l’intégration régionale...
J’estime que le projet de monnaie unique est d’abord un projet politique, qui n’a de sens que s’il s’accompagne d’une accélération de toutes les autres dimensions de l’intégration. C’est le Nigeria qui doit être la locomotive et son ambivalence sur la monnaie unique est une évidence. Quelle que soit la direction à donner, que ce soit l’aboutissement du projet, son report à une date réaliste, voire son enterrement, c’est d’abord au Nigeria d’indiquer la voie et de convaincre les autres pays.
Si la CEDEAO s’est dramatiquement affaiblie depuis des années, c’est d’abord parce que le Nigeria s’est affaibli, englué dans ses crises sécuritaires internes et ses déficits de gouvernance qui l’empêchent de réaliser son extraordinaire potentiel. Ce potentiel – à commencer par la taille et la croissance de sa population – peut être la base de la transformation structurelle de toute l’économie ouest-africaine. Cette transformation est vitale pour créer les dizaines de millions d’emplois dont nous aurons besoin pour les jeunes dans toute l’Afrique de l’Ouest.
Mais soyons clairs : au-delà du Nigeria dirigé par un Général Buhari dont la modernité de la vision ne saute pas aux yeux, c’est toute la région qui connaît une crise grave de leadership. Je n’ai pas souvenir d’avoir entendu depuis des années un chef d’État de la région délivrer un discours exaltant sur l’intégration régionale.
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