Atelier des médias

Ariane Lavrilleux : « L’unique objectif de la DGSI, c'est de traquer nos sources »

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Il y a quelques jours, le domicile de la journaliste française Ariane Lavrilleux a été perquisitionné dans le cadre d’une enquête pour « compromission du secret de la défense nationale ». Au micro de L'atelier des médias, elle appelle à la mobilisation pour garantir la protection des sources des journalistes.

La journaliste Ariane Lavrilleux, en conférence de presse dans les locaux de Reporters sans frontières, après une garde à vue de 39 heures, le 21 septembre 2023.
La journaliste Ariane Lavrilleux, en conférence de presse dans les locaux de Reporters sans frontières, après une garde à vue de 39 heures, le 21 septembre 2023. © Thomas Samson / AFP
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« Dans les précédentes enquêtes sur les armes françaises vendues à l'Arabie saoudite et aux Émirats, [mes collègues de Disclose] avaient été auditionnés par la DGSI (…). Donc on s'attendait à peu près à la même chose. On s'était dit qu’ils allaient peut-être augmenter d'un cran parce qu’il y a une récidive de Disclose et donc peut-être perquisitionner la rédaction. Mais là, ce déploiement de forces policières, de renseignement, de surveillance, de moyens antiterroristes contre une des journalistes qui a travaillé sur l'enquête, là j'avoue qu'ils y sont allés un peu fort. » 

Lors de la perquisition au domicile d'Ariane Lavrilleux à Marseille, les enquêteurs de la DGSI en avaient après ses téléphones et ordinateurs. Ils voulaient aspirer ses données, et elle n’a pas pu s’y opposer. « Ils sont venus avec des valises informatiques, des logiciels très puissants qui permettent de copier assez rapidement tout le contenu d'un disque dur d'un ordinateur et surtout d'analyser ce qu'il y a à l'intérieur à partir de mots clés et donc de taper un certain nombre de mots clés qui les intéressaient – par exemple ‘Égypte’, ‘opération Sirli’ – pour retrouver des potentiels mails, des documents qui auraient un lien avec l'affaire. » 

« L’unique objectif de la DGSI, c'est de traquer nos sources »

Sa colère contre les autorités françaises « n’est pas retombée ». « Elle est continue, c'est un carburant pour pouvoir tenir et puis pour pouvoir se mobiliser et contre-attaquer ». « Effectivement, la mise en examen de journalistes, c'est extrêmement rare [en France], mais je ne serai pas la première si jamais ça arrive », dit-elle en mentionnant le cas d’Alex Jordanov. « Mais avec mon affaire, on franchit une nouvelle étape, c'est une manière de dire à tous les médias qui veulent enquêter ou simplement poser des questions, s’intéresser aux coulisses des ventes d'armes, qui est vraiment un angle mort de la politique française, qui est aussi un angle mort de la couverture médiatique, eh bien à tous ces journalistes : ‘Bon, ça suffit, n'allez pas trop loin, ne cherchez pas trop loin parce que bah sinon on va vous perquisitionner, on va vous arrêter.’ Et puis surtout en fait, au fond, ‘on va aller traquer vos sources.’ Et la pire chose qui puisse arriver à un journaliste, c'est que ses sources soient inquiétées, parce que nous on fait ce métier-là justement pour améliorer la situation, pour permettre à des sources qui sont en colère contre une situation injuste, qu'elle soit sur la place publique mais que leur sécurité reste intacte et donc atteindre à la sécurité des sources, c'est un drame pour les journalistes. » 

« L’unique objectif de la DGSI, c'est de traquer nos sources, traquer les sources de France Télévisions, de Disclose qui nous ont informé sur cette opération Sirli parce que le délit d'atteinte au secret de la défense nationale, il est constitué depuis novembre 2021, quand on a publié l'enquête. Donc il n’y a même pas besoin de me perquisitionner en fait pour m'arrêter et me mettre en examen. L'unique objectif de ces auditions, de ces perquisitions, c'est de traquer des sources, donc c'est là où il faut réagir parce qu'en fait, quand on traque les sources, bah on traque toute la société française. » 

Un appel à « changer la loi » pour une meilleure protection des sources

Ariane Lavrilleux dit en attendre « beaucoup » des États généraux de l'information, voulus par le président Emmanuel Macron, qui doivent s'ouvrir en France le 3 octobre. « L'objectif pour moi, (...) c'est que (…) l'amélioration de la protection des sources soit au cœur des débats (…) et donc qu'on sorte des États généraux avec des propositions très concrètes sur comment faire pour qu'on ait une démocratie qui fonctionne beaucoup mieux sur ce plan-là. » 

« Si on ne saisit pas cette opportunité extraordinaire pour changer la loi, pour changer la loi sur la protection des sources et faire qu'enfin ce ne soit pas juste un grand principe, mais qu'on l'applique réellement, eh bien on a tout raté en fait. Parce que là il y a un gros trou dans la loi qui permet ce qui m'est arrivé. La loi sur la protection des sources, donc la loi Dati de 2010, dit qu'on a le droit d'aller perquisitionner une journaliste. On a le droit de prendre ses outils, ses ordinateurs, et cetera, uniquement s'il y a un impératif prépondérant d'intérêt public. Qui a défini cet intérêt prépondérant d'intérêt public ? Bah personne. Voilà. Donc il y a un grand flou, c'est un grand fourre-tout et bah ce flou a permis mon arrestation, ma perquisition, parce que (...) le juge des libertés et la détention a estimé que c'était nécessaire. Donc il faut mettre un stop à ça. Il faut mettre des limites et il faut a minima qu'on change cette loi et ensuite il faut qu'il y ait une mobilisation beaucoup plus forte en France pour protéger les journalistes qui vont être inquiétés. » 

La parallèle symbolique avec le journaliste congolais Stanis Bujakera 

« Le président [congolais] Tshisekedi m'a fait l'honneur de me comparer à un des plus grands journalistes d'investigation du pays, Stanis Bujakera, qui est actuellement détenu arbitrairement parce qu'il a eu le courage d'enquêter sur le meurtre d'un ancien ministre. Donc il m'a fait l'honneur de comparer mon cas à ce journaliste et de dire ‘Bah vous voyez, il y a des journalistes en France qui sont interrogés, emprisonnés, donc pourquoi pas en République démocratique du Congo ?’ (…) Je le remercie parce qu’il montre exactement le continuum qu'il y a : quand on attaque un journaliste, on attaque tous les journalistes et il montre précisément que mon cas peut faire jurisprudence au niveau mondial et que si une démocratie, un État de droit tel que la France se permet d'aller aussi loin avec une journaliste, eh bien ça donne des ailes aux dictatures, ça donne des ailes aux régimes autoritaires ou aux démocraties faillibles. Ça leur donne des ailes pour démultiplier les arrestations de journalistes, traquer leurs sources, intimider les journalistes extrêmement courageux qui font leur travail dans un contexte bien plus difficile que le mien, comme Stanis Bujakera. Donc, il montre bien la nécessité de se mobiliser entre journalistes de tous les pays, quel que soit le contexte réglementaire - du droit qu'il y a dans nos pays - parce que c'est la même idéologie qui sous-tend ces attaques, c'est que le secret de la défense nationale, ce grand fourre-tout, permet de cacher tous les crimes, que ce qui compte, c'est de protéger l'impunité des puissants. » 

Les incohérences françaises en question

Ariane Lavrilleux revient sur le difficile exercice du journalisme dans l’Égypte du maréchal Abdel Fattah al-Sissi, où elle a été correspondante pendant cinq ans. Elle fait un constat : « En fait, les plus graves entraves à ma profession, je les retrouve dans mon propre pays, en France ». « Ce qui m’a beaucoup touché, et mis en colère, c'est que des journalistes, des défenseurs des droits humains en Égypte – qui ont quand même d'autres chats à fouetter, qui sont menacés en permanence –, se sont mobilisés pour mon cas, ont passé des coups de fil, ont mobilisé leur réseau militant pour me soutenir et pour demander ma libération alors qu'ils ont des dizaines de prisonniers politiques à soutenir. Ils n'ont pas fait ça simplement parce qu’ils me connaissent (…) mais parce qu’ils se rendent compte que (…) si on laisse passer ça en France (…), ça va donner des ailes aux dictateurs et encore plus aux partenaires de la France. Et que le discours de la France, de défense des droits humains (…) – le président Macron a critiqué la manière dont les activistes, les journalistes, étaient traités en Égypte –, ce discours ne portera plus du tout si, dans notre propre pays, on utilise des outils similaires de cybersurveillance, si on intimide les journalistes comme en Égypte. »  

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