Aujourd'hui l'économie, le portrait

Elvira Nabioullina, la banquière de la Russie dans la tourmente

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Alors que des centaines de milliards de dollars de réserves russes sont gelés en réponse à l'invasion de l'Ukraine, le Kremlin reste flou quant à l'avenir d'Elvira Nabioullina, la patronne de la Banque centrale de Russie. Une femme qui tente désespérément de sauver l'économie du pays. C'est notre portrait de la semaine.

Elvira Nabiullina, économiste, présidente de la Banque centrale de Russie.
Elvira Nabiullina, économiste, présidente de la Banque centrale de Russie. © Council.gov.ru
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Elvira Nabioullina n'est plus la même personne depuis que la guerre a éclaté. Le 28 février, la présidente de la Banque centrale de Russie se présente à sa conférence de presse tout de noir vêtue. Plus de broche sur le revers de sa veste. Le choix de ce bijou, a-t-elle admis un jour, lui permettait d'envoyer un signal fort aux marchés. Un faucon signifiait le retour de la hausse des taux de la banque centrale, une cigogne, résistante au gel et au froid, le soutien de l’institution au secteur financier durant la pandémie. Mais cette fois, c'est visage pâle et fermé que Nabioullina annonce avoir doublé le taux directeur russe à 20% pour stopper la chute du rouble.

Amatrice de poésie

Et pourtant, cette professionnelle chevronnée a appris à résister aux chocs. D'origine tatare, Elvira Nabioullina est née il y a 58 ans à Oufa, la capitale de la Bachkirie, située dans l'Ouest de la Russie. Son père est chauffeur de bus, sa mère travaille à l'usine. Engagée tôt dans le Parti communiste, la jeune diplômée en économie travaille pour l'Union de la science et de l'industrie de l'Union soviétique de l'époque, avant de rejoindre le ministère de l'Economie où elle accompagne les réformes lancées sous la présidence Boris Eltsine (1991-1999).

Grande lectrice de la poésie de Joseph Brodski, opposant au régime soviétique et prix Nobel de Littérature en 1987, elle se souvient du vent de liberté insufflé par le président Mikhaïl Gorbatchev, mais regrette l’effondrement de l'URSS. Des années plus tard, elle se confie à Vladimir Pozner, dans son émission diffusée sur la première chaîne de télévision russe Perviy Kanal : « La Perestroïka signifiait la liberté. Sans doute après toutes ces années, nous jugeons cette période différemment, nous y voyons des failles, des ratages qui ont eu des conséquences plus tard. Mais pour moi, c'était vraiment de l'espoir. En revanche, je considère que la chute de l'Union soviétique a été une tragédie pour un très grand nombre de personnes dans notre vaste pays. »

Contre vents et tempêtes

Une femme bourrée de contradictions ? Elle représente plutôt cette génération de technocrates russes qui sont nés et ont grandi en Union soviétique, mais qui sont entrés dans la vie publique en Russie. Ministre du Développement économique au début des années 2000, Nabioullina, alors que les avis sont contre elle, devient en 2013 la première femme patronne de banque centrale au sein du G8, ce groupe de sept puissances mondiales élargi à la Russie. Ivan Samson, chercheur en sciences sociales à l'Université de Versailles (UVSQ Versailles-Saclay) l'a rencontrée au début des années 2000 : « Elle parlait français, elle s'intéressait à la France. Elle était très intéressée par les questions d'innovation. Elle était assez attachée à un fonctionnement économique qui ne soit pas influencé par des relations de pouvoir, de corruption, par des organisations verticales. Elle essayait d'échapper à cela. Mais en même temps elle n'était pas libérale au sens occidental du terme dans la mesure où elle s'intéressait beaucoup aux gens, à la société. Elle considérait que l'économie n'était pas indépendante de la société. »

Son combat contre l'inflation

La banquière réussit à stabiliser le rouble, ce qui lui vaut la confiance du Kremlin. Courageuse, elle résiste aux oligarques qui veulent déprécier la monnaie nationale pour financer leurs affaires. Elle combat les crypto-monnaies à cause de leur opacité et tente de dynamiser l'économie russe. Elle a réussi « à construire cette image de la forteresse Russie riche de ses énormes réserves internationales qui donnaient à la banque centrale du pays une grande puissance de feu en cas de crise », précise Nicolas Véron, cofondateur du centre de réflexion européen Bruegel à Bruxelles et chercheur au Peterson Institute for International Economics à Washington.

Toutefois son bilan est en demi-teinte : « Elle n'est pas parvenue à accomplir sa mission. Certes, l'économie russe s'est un petit peu diversifiée depuis une dizaine d'années, mais ses problèmes structurels, ses rapports de pouvoir dans l'économie, cette sorte de capitalisme d'Etat, cela ne se règle pas par quelques personnes nommées dans des institutions importantes. C'est un effort de dix, de vingt, de trente ans », estime Ivan Samson.

Figure tragique

L'invasion de l'Ukraine a tout changé, abonde Nicolas Véron : « Je crois que l'on peut dire qu'Elvira Nabioullina est devenue une sorte de figure tragique. C'était l'incarnation d'une Russie compétente, réaliste, pragmatique, et qui arrivait à trouver un chemin soutenable en termes économique et financier. On sait aujourd'hui que cette vision était une illusion. Une sorte de village Potemkine, si vous me pardonnez le cliché un peu facile. Ça rend l'identité de madame Nabioullina complètement tragique. Puisque tout ce qu'elle a essayé de faire a été détruit. » Une réunion du conseil d'administration de la Banque centrale au sujet du taux directeur russe a été fixée au vendredi 18 mars. Elvira Nabioullina a fait savoir qu’elle n’allait pas tenir de conférence de presse, se contentant d'une déclaration. Une première.

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