Chemins d'écriture

Une éducation sentimentale avec Mohammed Aïssaoui

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Journaliste au Figaro littéraire, Mohammed Aïssaoui est surtout romancier et essayiste. Il s’est fait connaître en publiant L’affaire de l’esclave Furcy, un essai historique sur l’esclavage, couronné par le prix Renaudot essai 2010. Dix ans plus tard, il a publié son premier ouvrage de fiction Les funambules. Ce roman, qui a marqué la rentrée littéraire 2020, donne à lire un récit fictionnel consacré aux plus démunis, avec en filigrane le propre parcours de l’auteur entre l’Algérie natale et la France où il a grandi et réalisé son rêve de devenir écrivain.

Mohammed Aïssaoui est journaliste au Figaro littéraire, mais il est aussi romancier et essayiste. Il a publié en 2021 son premier roman Les funambules, aux éditions Gallimard.
Mohammed Aïssaoui est journaliste au Figaro littéraire, mais il est aussi romancier et essayiste. Il a publié en 2021 son premier roman Les funambules, aux éditions Gallimard. © Photo F. Mantovani COUL 11 05.20
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Dans Les funambules, le beau premier roman de Mohammed Aïssaoui, l’un des personnages, demande au narrateur : « Pourquoi écrire face à tant de grands écrivains ? » Chantal, le personnage en question, qui fait une thèse sur l’œuvre du prix Nobel de littérature Patrick Modiano, est taraudée par l’envie irrépressible de se lancer elle-même dans l’écriture. Elle hésite, car elle se demande si tout n’a pas déjà été écrit. Peut-on encore parler de l’amour de façon novatrice après Shakespeare, Racine, Stendhal, Duras et tant d’autres, s’interroge-t-elle ? La réponse fuse, une réponse digne des meilleurs manuels de l’écriture créative : « On n’écrit pas face, Chantal, mais peut-être avec tout ce que ces auteurs nous apportent. » 

« Écrire avec », Mohammed Aïssaoui en a fait le fondement même de son art poétique, qui se caractérise par son équilibre subtil entre tradition et innovation. Son roman, Les funambules, en est un exemple saisissant. Ce livre raconte l’histoire d’une quête poignante de l’enfance et du passé, doublée d’un hommage appuyé à la grande littérature française et francophone dont la découverte a permis à l’auteur de devenir cet écrivain qu’il a rêvé d’être depuis son adolescence. Cela donne un récit d’une grande intelligence de composition, profondément littéraire, convoquant Aragon, Eluard, Camus, Breton, mais aussi Kateb Yacine, figure emblématique des lettres algériennes. Il n’est pas anodin que le narrateur autofictionnel du roman soit prénommé Kateb, ce qui signifie « écrire » en arabe.  

Enfant de l’école républicaine

Originaire du Maghreb, Mohammed Aïssaoui a quitté l’Algérie natale à l’âge de huit ans, fuyant la pauvreté et la faim. C’est en France où il s’est installé en 1964 avec sa maman, qui ne savait ni lire ni écrire, mais qui nourrissait de hautes ambitions pour son fils, qu’il a commencé à apprendre le français. Le goût de l’écriture est venu en découvrant, à l’école, les classiques de la littérature de France et du tout-monde. Il était subjugué, même si les premières années, il ne comprenait pas un traître mot de ce qu’il lisait, comme il le raconte dans les pages de son roman : « J’avais douze ans. Je découvrais une langue qui n’était pas la mienne. Une langue étrangère. Je commençais à m’y sentir à l’aise, à l’aimer, à en jouer. Je lisais Aragon, Eluard, Bernardin de Saint-Pierre, Camus, Breton, Steinbeck, Maupassant. Je ne comprenais pas tout, loin de là, mais j’étais subjugué. Nadja était une grande sœur paumée. Je recherchais L’Étranger – comme moi – dont il est question dans les pages de Camus, et je n’arrivais pas à le trouver. Mais en Camus, j’ai trouvé un père qui me parlait et me comprenait, qui me tient toujours compagnie. […] Les poèmes d’Aragon et d’Eluard me rendaient plus fort et plus fragile. Maupassant m’a gentiment fait croire que la littérature était chose simple, qu’un lecteur ne demande que ça… »

Mohammed Aïssaoui ne rate pas la moindre occasion pour rappeler qu’il est un pur produit de l’école de la République. Il remercie ses professeurs de l’avoir soutenu tout au long de sa scolarité et l’État français de lui avoir permis de bénéficier de bourses pour pouvoir faire des études supérieures, « si éloignées de la culture familiale ». Encore plus éloigné était le journalisme littéraire, le métier qu’il a choisi à la sortie de l’université. Journaliste au Figaro littéraire depuis 2004, Aïssaoui est aujourd’hui une plume respectée sur la place de Paris à la fois pour ses chroniques sur la littérature et ses portraits d’écrivains.

Le passage de l’écriture journalistique à l’écriture tout court se fait plus laborieusement, même si l’intéressé avait très tôt compris, selon ses dires, que toujours il écrirait. Le premier livre publié de Mohammed Aïssaoui est une anthologie de textes d’écrivains sur la ville d’Alger, réunissant les voix européennes (Dumas, Montherlant, Camus, Sénac) et les voix algériennes (Maïssa Bey, Kateb Yacine, Fellag…) (1).

Mais c’est en 2010, en publiant son deuxième livre, consacré à un épisode méconnu du combat contre l’esclavage, qu’il s’est fait connaître du grand public. Plusieurs fois réimprimé et lauréat de nombreux prix (prix du roman historique, bourse de création littéraire de l’Académie française, prix RFO du livre, prix Renaudot de l’essai, trophées afro-caribéens), L’affaire de l’esclave Furcy (2) a connu à la fois un succès populaire et un succès d’estime, en racontant l’histoire d’un esclave réunionnais, au XIXe siècle, qui assigna son maître en justice et réussit à obtenir sa liberté au bout de 26 années de procédure judiciaire et de moult rebondissements. Pour l’auteur, le succès exceptionnel qu’a connu son essai s’explique par le fait que « l’esclavage y est raconté à hauteur d’homme, dans toute sa complexité. Par ailleurs, ce qui fait l’originalité de cette histoire, c’est qu’elle met en scène un esclave tentant de briser ses chaînes en assignant son maître en justice. Cet aspect mis en avant n’est peut-être pas étranger à l’intérêt que le livre suscite. »

Avec son premier roman Les funambules (3), paru en 2020, l'écrivain saute le pas en s'autorisant à parler de soi. « La littérature n’est pas chose simple, contrairement à ce que m’avait appris Maupassant, surtout lorsque la fiction est un support pour parler de soi », confie Mohammed Aïssaoui.

Biographe pour anonymes

À sa sortie, Les funambules furent un temps en lice pour le prix Goncourt et le Renaudot, les deux prix littéraires français les plus prestigieux. Il sera finalement écarté des deux sélections, mais le roman n’en reste pas moins, selon nombre de critiques, l’un des livres les plus forts et les plus réussis de la production littéraire des dernières années.

La force de ce roman réside dans son métissage heureux du fictionnel et du personnel. Ici, à travers le parcours d’un narrateur-personnage issu de l’immigration comme lui, Aïssaoui met en scène son propre passé, entre précarité et promesses. Ce double de l’auteur, Kateb, est lui aussi écrivain. Jeune trentenaire, l’homme se veut « biographe pour anonymes ». Il recueille les histoires des sans-abris, des démunis, des délaissés, mais aussi celles des bénévoles des associations caritatives telles que Les Restos du cœur, ATD Quart-monde, le Petit frère des pauvres ou encore le Collectif Les Morts de la rue.

Les histoires de ces cabossés de la vie et leurs anges gardiens structurent le livre de Mohammed Aïssaoui, dont plusieurs chapitres sont nommés d’après les prénoms des personnes interviewées par l’auteur dans le cadre de ce véritable roman-reportage. Ces récits mêlés, faits de dérives, de fêlures et de témoignages de bonté, constituent le cœur vibrant de cet opus aussi poétique que pudique.

Il y a quelque chose des Mille et une nuits dans ce roman qui donne à voir une multitude de destins, saisis au vif. En filigrane, la quête sentimentale du personnage central pour retrouver Nadia, son amour de jeunesse. « Les funambules, explique l’auteur, c’est l’histoire de quelqu’un qui n’a pas su dire “je t’aime” et il en souffre. Cela arrive à beaucoup de gens et en particulier à des jeunes issus de l’immigration, parce que la langue et la culture font que la communication soit plus complexe pour eux. S’il y a une quête de Nadia seize ans après, c’est parce que Kateb pense pouvoir lui dire qu’il a aimé, mais n’a pas su le lui dire. Cette incapacité d’exprimer ses sentiments révèle une fêlure profonde chez une personne dont le métier est d’écrire. »

On ne sort pas indemne de ces pages où le réalisme social à la Zola se mêle à la confusion des sentiments et au désespoir existentiel, matériaux dont l’auteur se sert avec un remarquable sens du tragique pour dessiner les contours des abîmes qui nous guettent.


(1) « Le Petit Mercure », Mercure de France, 136 pages, 5,40 euros

(2) Folio n° 5275, 2010, 222 pages, 6,90 euros

(3) Gallimard, 2020, 21 pages, 18 euros.

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