Chemins d'écriture

Dans les entrailles des ghettos noirs d'Amérique, avec l’Haïtien Louis-Philippe Dalembert

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Originaire de Port-au-Prince, Louis-Philippe Dalembert est l’une des voix majeures de la diaspora littéraire haïtienne. Entré en littérature par la poésie et la nouvelle, il est aussi romancier. Sa fiction, riche d’une dizaine de romans, raconte l’enfance, le courage des femmes haïtiennes et la condition humaine à travers une planète que l’écrivain parcourt inlassablement depuis son départ d’Haïti à l’âge de 24 ans.

L'écrivain Louis-Philippe Dalembert en studio à RFI, en septembre 2021.
L'écrivain Louis-Philippe Dalembert en studio à RFI, en septembre 2021. © Catherine Fruchon-Toussaint/RFI
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Romancier, poète et essayiste haïtien, Louis-Philippe Dalembert, est dans l’avant-dernière sélection du prix Goncourt, qui sera décerné le 3 novembre prochain. En cette année du centenaire de l’attribution du prestigieux prix littéraire à l’écrivain franco-guyanais René Maran, qui fut en 1921 le premier lauréat issu du monde noir, peut-être verrons-nous un autre Caribéen remporter ce précieux Graal des lettres françaises. Pourquoi pas, même si la concurrence paraît rude, avec des mastodontes de la littérature contemporaine telles que Christine Angot ou Agnès Desarthes dans la course. Toujours est-il que Milwaukee Blues, le roman en lice de l'écrivain haïtien, est peut-être l’un des livres les plus aboutis et les plus bouleversants de la rentrée littéraire 2021.

Une haine banale et féroce

Paru aux Éditions Sabine Wespieser, ce roman dont l’action se déroule à Milwaukee, aux États-Unis, est inspiré du meurtre de l’Afro-Américain George Floyd par un policier blanc. Survenu en mai 2020, ce meurtre dont les modalités lugubres et brutales furent filmées par un smartphone, a tenu en haleine le monde entier. Il provoqua un mouvement d’indignation et des émeutes à travers les États-Unis, conduisant récemment à la condamnation du policier incriminé à une peine de prison d’une rare sévérité.

Puisant à la fois dans la réalité du vécu et dans l'imaginaire racial américain, le roman raconte la vie et la mort de George Floyd. Ce n’est pas une hagiographie du défunt que propose le romancier haïtien, mais son historicisation et sa contextualisation à travers une biographie aussi vraie que romancée. C'est la biographie d'un jeune homme quelconque issu d'un ghetto noir américain. Abandonné par son père, protégé par une mère envahissante, il a grandi sans rien attendre de la vie dans une société à l'imagination ségréguée. Le football sera-t-il son salut ? Or, les espoirs suscités par les talents dont font preuve l'intéressé sur les terrains de sport ne résisteront pas aux aléas de la vie. Retour à la case départ et à une vie de labeur sans la moindre lendemain qui chante, jusqu'à ce que la tragédie suscitée par une haine raciale aussi féroce que banale vient frapper à sa porte, faisant de l'homme une icône du combat pour l'égalité raciale.

La fin tragique de son protagoniste est le début de Milwaukee Blues où la narration est prise en charge par amis, amants, bienfaiteurs et autres connaissances du protagoniste, faisant émerger en creux le portrait d'un anti-héros. Ce dernier ne revendique rien, sauf peut-être d'affirmer en choeur avec le poète Langston Hugues, cité en exergue du roman, qu'il est lui aussi «Les Etats-Unis d'Amérique ».

En fait, l’intérêt du récit de la vie et de la mort de son protagoniste que fait Louis-Philippe Dalembert dans son livre, réside moins dans son contenu que dans sa construction chorale, faisant entendre une multiplicité de voix, qui font remonter les lecteurs à l’origine du racisme américain. L’inventivité du romancier, sa profonde empathie pour ses personnages font la force de ce roman.

Polyglotte et poète

Milwaukee Blues est le onzième roman de Louis-Philippe Dalembert. L’auteur est né en 1962. Il est aussi poète et nouvelliste. De formation littéraire et journalistique, Louis-Philippe a quitté son pays en 1986 pour venir en France où il a fait un doctorat en littérature comparée sur l’écrivain cubain Alejo Carpentier. Polyglotte, il jongle avec pas moins de sept langues et a parcouru de nombreux pays, partageant aujourd’hui sa vie entre Paris et Port-au-Prince.

Venu à l’écriture par la poésie, l'écrivain haïtien a publié en 1982, à l’âge de 20 ans, son premier recueil de poèmes, Évangile pour les miens. L’homme aime rappeler qu’il vient d’un pays où la poésie est un genre majeur et que les œuvres des grands poètes haïtiens tels que René Depestre l’accompagnent depuis son adolescence. Fasciné par l’univers poétique, il n’a lui-même jamais cessé d’écrire de la poésie. Sous le titre Ces îles de plein sel et autres poèmes, les Éditions du Seuil ont réuni récemment l’ensemble de son œuvre lyrique dans la collection « Points Poésie ». Le premier roman de Dalembert date de 1996.

« Avant ce premier roman, rappelle l’auteur, en 1993, j’ai publié Les Songes d’une photo d’enfance, un recueil de nouvelles, aux Éditions Le Serpent à plumes qui démarraient à cette époque-là. Pour moi, la prose commence vraiment en 1993 avec le recueil de nouvelles ». Il n’en reste pas moins que c’est en 1996, en faisant paraître son premier roman au titre emprunté à un proverbe haïtien, Le Crayon du bon Dieu n’a pas de gomme,que cet écrivain s’est fait connaître du grand public. Semi-autobiographique, nostalgique d’une enfance heureuse ponctuée d’angoisses existentielles, ce beau roman d’apprentissage est peuplé de personnages haut en couleur telles que la grand-mère adorée, Mme Pont-d’Avignon. C’est le début d’une œuvre singulière, marquée d’une manière indélébile par la mythologie des origines et celle de l’innocence perdue à tout jamais.

Sur l’importance de l’enfance pour sa création littéraire, Louis-Philippe Dalembert: « L’enfance, pour moi, c’est une période, malgré tout ce qu’il y a pu avoir comme problème – parce que je suis né en pleine dictature –  j’ai envie de dire, heureuse. C’est aussi une période de grandes découvertes : les paysages qui nous entourent, il y a un certain nombre de sentiments en fait. De mon enfance, justement, j’ai appris à ne pas supporter l’injustice. La thématique du déplacement par exemple qu’on trouve dans mes romans, c’est quelque chose qui vient de l’enfance aussi. C’est comme si je passais mon temps à puiser des trésors que j’avais amassés quelque part, et de temps en temps j’y vais, je prends, et puis je développe. L’enfance m’a tout apporté, ou tout donné, tout laissé… »

La liberté du romancier

Le paradis perdu de l’enfance ou les turbulences de la vie sociale et politique haïtienne ne sont pas les seules sources d’inspiration de Louis-Philippe Dalembert. Le romancier puise également son matériau dans les drames de l’actualité, comme il l’a fait notamment dans son avant-dernier roman Mur Méditerranée, paru en 2019, et consacré à la tragédie des migrants, qui meurent quasiment tous les jours en tentant de traverser la Méditerranée afin de rejoindre l’Europe. Mais attention, il ne s’agit pas ici d'un reportage journalistique, mais bel et bien de fiction, avec l’ambition affichée de l’auteur de sortir ses lecteurs des contingences du fait divers pour les confronter à l’épaisseur et aux contradictions de l’humain.

C’est aussi manifestement l’objectif poursuivi dans Milwaukee Blues, où à travers la bavure policière de mai 2020, le récit nous plonge dans l’histoire tragique des Africains-Américains, condamnés à leur condition de dominés et de victimes. C’est ce qui est suggéré par l’interchangeabilité de leurs noms. Sous la plume du romancier haïtien, Georges Floyd devient Emmett, d’après l’adolescent Emmett Till, lynché en 1955 dans le Mississippi par des racistes blancs.

« Je n’écris pas justement un roman d’actualité, explique l’auteur. L’actualité va me servir d’élément déclencheur. Si j’avais envie d’écrire un livre sur l’actualité, ce serait un document, un essai ou autre chose. Ce n’est pas par hasard que je choisis la fiction, c’est pour pouvoir être le plus libre possible. Et en fait, un écrivain comme moi travaille à partir d’un certain nombre de thématiques récurrentes – j’ai presque envie de dire d’obsessions – des mots qui reviennent. Et puis, il y a un élément qui va déclencher tout ça et forcément raconter une histoire... »

Le Sisyphe noir

Ce n'est pas une seule histoire que raconte Milwaukee Blues, mais le concentré de la longue histoire de la communauté afro-américaine. Il nous fait revisiter les Mille et une nuits d'oppression et d'humiliations. Son protagoniste représente le peuple noir tout entier. Il est George Floyd alias Emmett Till alias Eric Garner alias Trayvon Martin alias milliers d'anonymes et connus tombés sous la haine des suprémacistes.

Cette l’histoire est d'autant plus bouleversante qu'elle raconte un éternel recommencement. George Floyd, c'est le Sisyphe noir. Cette vision ample et mythologique de la condition noire, nous la devons à un maître romancier au sommet de son art. Il mérite qu'on le reconnaisse enfin à sa juste valeur.

 

Milwaukee Blues, par Louis-Philippe Dalembert, éditions Sabine Wespieser, 285 pages, 21 euros.

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