Dans le bruissement des mondes à venir, avec Abdourahman Waberi (2/2)
Publié le :
Nouvelliste, poète et romancier, le Djiboutien Abdourahman Waberi a construit en trente années de carrière littéraire une œuvre originale, conjuguant prose et poésie, satire et quête d’utopies. Dans le second volet de la chronique « Chemin d’écritures » consacrée à cette voix importante des lettres africaines, retour sur la trajectoire littéraire de l’écrivain, ponctuée de ruptures, de questionnements et de renouveau.

Les plus belles pages du dernier roman d’Abdourahman Waberi, Pourquoi tu danses quand tu marches ? (Lattès, 2019), sont celles où le narrateur autofictionnel raconte le rôle essentiel que les institutrices de son école, puis du lycée français, ont joué dans sa formation littéraire en l’initiant à la lecture et à l’écriture. Celles-ci s’appellent dans le récit « Madame Annick » ou encore « Madame Ellul ». Des « Françaises de France », immortalisées par leur ancien élève, auquel elles ont fait découvrir les Hugo, les Dumas, Eugène Sue, Hector Malot, Alphonse Daudet et autres grands classique de la littérature française.
L’écrivain, qui se fait appeler Aden dans cette autobiographie romancée, n’oublie jamais de rendre hommage à ces passeurs qui lui ont ouvert les portes de l’imaginaire.
L’aventure de l’écriture
Or, si comme pour son personnage, son goût pour la lecture est né dans les salles de classe de son Djibouti natal, c’est en arrivant dans le pays de Hugo et de Dumas que le jeune Waberi s’est réellement lancé dans l’aventure de l’écriture. L’aventure commence en 1985, lorsque le jeune Djiboutien débarque en France pour poursuivre des études à l’université de Caen où il va passer une maîtrise d’Anglais.
« Quand je suis arrivé pour mes études universitaires en Basse-Normandie, je voulais dans un premier temps devenir journaliste, confie Waberi. Je pensais que comme ça, je pouvais à la fois dire le monde, l’expliquer et en même temps écrire. Le journalisme était une très bonne solution. Mais je vais me rendre compte assez vite que les journalistes dans un pays dictatorial, ce n’était pas le « top » ! Or comme j'étais venu faire des études de lettres, enfin d'anglais plus exactement, je me suis dit que le professorat me convenait. Finalement, l'écriture, va être liée au fait que c'était une manière de solutionner mon exil parce que j'ai commencé aussi à me rendre compte que retourner à Djibouti et vivre normalement était un peu difficile, surtout si on avait des ambitions artistiques. L'écriture sera une espèce de béquilles pour dire pourquoi j'étais dans ce monde et pourquoi j'étais venu en France et que je ne pouvais pas retourner aussi facilement dans mon pays. Elle m'a permis en fait de faire le point avec moi-même. »
L’écrivain se souvient avec émotion de ses débuts hésitants dans l’écriture. « L’écriture est venue d’une manière presque personnelle », dit-il. Il commence par écrire des poèmes, avant de trouver la forme d’écriture qui lui convient, à mi-chemin entre prose et poésie. Une forme qui fit le succès des premiers textes de l’écrivain djiboutien : Le Pays sans ombre (Le Serpent à plumes, 1994) et Cahier nomade ( Le Serpent à plumes 1996), deux recueils de nouvelles, qui seront suivis de Balbala ( Le Serpent à plumes,1998), un roman. Ce style est devenu, chemin faisant, la marque de fabrique de l’écrivain.
Sur le plan thématique, les premiers livres d’Abdourahman Waberi sont aussi portés par le besoin nostalgique de faire exister le pays lointain à travers l’imagination et la mémoire. Le ton de sa « trilogie de Djibouti » est donné dès le premier ouvrage, Le pays sans ombre. Tiraillé entre lyrisme des lieux et dénonciation ironique du pouvoir, le livre est dédié à « Nuruddin Farah et Tierno Monenembo, deux écrivains qui ont vu mourir le pays de leur imagination », lit-on dans la page de garde. Ces deux romanciers avaient profondément marqué l’auteur balbutiant, d’autant que celui-ci se reconnaissait dans leur situation d’exilé et d’apatride, hanté par le souvenir de leur pays.
Ils n’étaient pas pour autant des modèles, comme l’explique l’auteur de Cahier nomade. « Ce sont des gens qui m'ont servi comme point de fixation pour ma réflexion à l’époque sur le pays. Comme je l’ai écrit, ils avaient vu mourir le pays de leur imagination, qui était leur principale source d’inspiration. Ce qui était intéressant, c'était à la fois des gens qui ont écrit sur leur pays et principalement sur leur pays, et en même temps qui l'avaient quitté et qui avaient un rapport réel, rêvé avec ce pays. »
Une œuvre protéïforme
Aujourd’hui, à cinquante ans passés, l’écrivain a à son actif plusieurs volumes de nouvelles, des romans, des recueils de poésies, des essais, des tribunes dans des journaux. C’est une œuvre inventive et d’une grande diversité de thèmes et d’écriture.
Dans sa fiction qui ne ressemble à aucune autre dans le champ littéraire africain, Abdourahman Waberi entraîne ses lecteurs allègrement du thème de la subversion politique (Balbala) à la descente dans les heurs et malheurs de son enfance djiboutienne (Pourquoi tu danses quand tu marches ? ), en passant par la catastrophe humaine au Rwanda (Moisson de crânes), la prospection géopolitique sur l’Afrique qui vient (Aux Etats-Unis d’Afrique), le retour au pays natal en temps de fanatismes et de guerres de civilisation (Passage des larmes) ou encore le récit de la fragilité de la vie à travers la biographie fictionnelle d’un chanteur et poète afro-américain contestataire raconté… par son chat (La Divine chanson).
Qu’est-ce qui fait la cohérence de cette œuvre plurielle, qui convoque aussi bien la politique, le philosophique, le poétique et l’intime ?
Réponse de l’intéressé : « On dit souvent que les chemins n'existent pas. Les chemins, c'est fait en cheminant. Je pense que s'il y a un lien facile et un trait qui transparaît, c'est cette quête permanente et c'est ce refus des assignations. C’est, comme dirait l'autre, écrire et lire sur la frontière. J'aime bien, par exemple, quelqu'un comme Frantz Fanon. On a l'impression que c'est un type bourré de certitudes, mais non. Il dit : Dieu, fais de moi, cet homme qui questionne. C'est un homme-question, c'est ça qui m'intéresse. »
Devenu « homme-question » à son tour, l’écrivain s’interroge à travers son œuvre, faite de ruptures et de renouveau, comment « habiter la frontière », cette réalité existentielle qui constitue notre modernité humaine. Comment habiter la frontière, entre le local et global, entre le connu et l’inconnu, l’Histoire et le bruissement des mondes à venir, tels sont peut-être les véritables enjeux de l’œuvre wabérienne.
Dernier livre publié : Pourquoi tu danses quand tu marches ?, par Abdourahman Waberi. Collection « Folio », Gallimard, 224 pages, 8,10 euros.
NewsletterRecevez toute l'actualité internationale directement dans votre boite mail
Je m'abonne