Interrogations sur la pensée ethnologique, avec Sami Tchak
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Sami Tchak est une voix originale dans la littérature africaine. Romancier et essayiste, il est l’auteur de douze romans et de quatre essais. Sa fiction se caractérise par ses questionnements sans tabous sur la sexualité et son approche ludique de l’écriture. Elle se nourrit également de la recherche sociologique et de la vie des idées, comme en témoigne son nouveau roman Le Continent du Tout et du presque Rien, qui est une méditation sur les failles de la pensée ethnologique sur l’Afrique.

Le Continent du Tout et du presque Rien est le nouveau roman du Togolais Sami Tchak. Son titre, pour le moins énigmatique, renvoie à l’Afrique, ou peut-être à l’Europe ? Toujours est-il que le drame que met en scène ce roman évolue autour des relations compliquées entre les deux continents, plus précisément autour de l’urgence de déconstruire à la fois le regard méprisant que l’Europe coloniale a longtemps porté sur le continent africain tout comme le savoir que sa cohorte de penseurs et d’ethnologues ont construits sur les peuples colonisés, pour mieux les dominer.
« En vérité, l’ethnologie faisait partie des barbelés spirituels que nous avions dressés autour des peuples dominés, nous les avions enfermés à l’intérieur de nos systèmes des savoirs qui portent l’ombre de notre vision positiviste et hiérarchisée des civilisations », dénonce Maurice Boyer, le personnage principal du roman. Au crépuscule de sa vie, cet ethnologue émérite, retraité de l’université française, s’interroge sur la validité des thèses qu’il a défendues tout au long d’une vie consacrée à la recherche et à l’enseignement.
La cruauté gratuite
Il y a deux romans dans ce roman. D’une part, l’intrigue principale, qui porte sur la lente montée des interrogations dans l’esprit de l’universitaire éminent, et d’autre part, le récit en abyme des années de terrain effectuées par le protagoniste dans un village du Togo, alors que celui-ci était encore étudiant et travaillait sur sa thèse sur le peuple Tem.
Le vieil homme se remémore sa vie dans ce village au cœur de l’Afrique où aucun Européen ne s’était jamais arrêté avant. Vivant parmi les villageois, il s’était initié à la société Tem et à ses coutumes, au contact des femmes du village, mais surtout grâce à ses échanges quasi-quotidiens avec les principaux hommes de pouvoir dont le chef du village, aussi imprévisible que cruel. Si ce dernier se montrait particulièrement brutal avec ses femmes, il aimait à se donner en spectacle à ses administrés, comme il fit un matin en les convoquant devant sa case, avant de se mettre à arracher les dents d’un bouc à l’aide d’une paire de tenailles. Le seul crime du malheureux animal était de s’être nourri du maïs qui poussait dans le jardin du chef.
Cette cruauté gratuite n’avait pas manqué de scandaliser Maurice Boyer, l’observateur sensible et l’ethnologue balbutiant. Or quarante ans après, au terme d’une carrière passée à enseigner l’Afrique et ses ambiguïtés, celui-ci se demande s’il avait bien appréhendé à l’époque tous les enjeux de l’extraordinaire brutalité du chef Tem ? N’y avait-il pas une part de mise en scène dans cet épisode destiné à impressionner l’observateur occidental ?
Pour répondre à cette question sur les relations complexes entre colonisateurs et colonisés, Sami Tchak s’appuie sur les travaux de Todorov consacrés à la question coloniale. « Si je devais définir les thèmes du Continent du Tout et du presque Rien, soutient-il, je reprendrai le titre d'un auteur que je cite d'ailleurs dans ce livre et qui m'a beaucoup nourri, c’est Nous et les autres (1989) de Tzetvan Todorov. Dans ce livre, j'ai retenu que quand on parle de rencontre, il ne faut pas oublier qu'il s'agit de conquêtes. Toute l'ambiguïté se situe là. La rencontre s'est bien faite. On ne peut pas nier la fécondation mutuelle, mais dans cette fécondation, on ne peut pas oublier l'idée de conquête. Et quand on parle de conquête, on parle aussi de domination, de violence, de hiérarchisation des valeurs et des civilisations, de verticalité. L'ethnologue qui va vers l'autre, les autres, avec en général une vision humaniste, est aussi le produit d'une civilisation qui a établi des verticalités par la violence de la conquête. Mon livre s'inscrit dans cette réflexion sur les circonstances et les enjeux de la rencontre entre l'Occident et les autres qu'il avait colonisés. »
Troisième génération
Le Continent du Tout et du presque Rien est un roman passionnant, un roman d’idées qui s’inscrit dans le corpus subversif et engagé qu’a construit Sami Tchak au cours de plus de trente années de pratique littéraire. « J’écris pour ceux pour qui ce que j’écris aurait du sens », affirme l’auteur.
Aîné d’une vaste fratrie de 21 garçons et filles, Sami Tchak est né en 1960, l’année des indépendances africaines. Il appartient à ce qu’on appelle la « troisième génération » d’écrivains africains, qui n’ont pas connu la colonisation. L’écrivain a souvent raconté comment sa découverte, au lycée, de L’Enfant noir de Camara Laye l’a conduit à embrasser la carrière d’écrivain.
« Mon envie d'écrire est née des lectures, surtout la lecture de L'enfant noir de Camara Laye, reconnaît Sami Tchak. Pourquoi Camara Laye et L'enfant noir? Tout simplement parce que, fils de forgeron moi-même, quand j'ai lu ce livre, j'avais l'impression qu’il parlait de moi. Il a su me rendre proche de lui, par l'univers qu'il a restitué, qui est le mien, alors que nous avons deux pays distincts l'un de l'autre, la Guinée et le Togo. J'ai commencé à partir de ce moment-là à gribouiller des choses dans des carnets pour mon propre plaisir. J'écrivais pour moi. Je ne rêvais pas encore de devenir écrivain. L'idée d'écrivain est venue après le bac, quand j'étais à l'université. Je faisais des études de philosophie, tout en m'intéressant plus à la littérature. C’est à ce moment-là que j’ai pensé à devenir écrivain. »
L’admirateur de Camara Laye est devenu lui-même écrivain, l’auteur aujourd'hui de douze romans et de plusieurs essais portant sur la sexualité et la condition féminine en Afrique et parmi la diaspora. Sociologue de formation, il a parcouru l’Amérique latine pour mener ses recherches sur la sexualité féminine. « J’ai passé sept mois avec des prostituées à Cuba », se souvient-il.
Cette expérience n’est sans doute pas étrangère au rôle de premier plan que jouent les femmes dans les romans de Tchak, dès d’ailleurs son premier roman, intitulé Femme infidèle, publié au Togo en 1988. Signé du vrai nom de l’auteur, Tchakoura Sadamba, ce roman inaugural met en scène la révolte d’une jeune revendeuse de cola contre la brutalité des hommes et la misogynie.
Notoriété
Pour la notoriété, il va falloir toutefois attendre la parution du deuxième roman de Sami Tchak, Place des fêtes, paru en 2001. Cette fois, le romancier donne la parole à un jeune de la banlieue parisienne. Le roman raconte son initiation à la sexualité dans une langue gourmande et sans tabous. Avec chaque chapitre s’ouvrant sur le juron « Putain… », ce roman peu conventionnel qui mêle avec brio la quête sexuelle et la quête identitaire, sur fond de racisme et de violence, marque la véritable entrée en littérature de Sami Tchak. Ce dernier fut porté aux nues par les critiques, dont Alain Mabanckou qui le félicita d’avoir écrit « le roman le plus hardi, le plus iconoclaste de la littérature subsaharienne contemporaine ».
Qualifié souvent d’« inclassable » à cause de son écriture sulfureuse, Sami Tchak revient avec une constance quasi-obsessionnelle sur ses thèmes de prédilection, qui vont de l’impératif la jouissance, la détresse identitaire et les désarrois de l’exilé. Dans le corpus littéraire africain, cette œuvre est sans doute aussi celle qui est allée le plus loin dans l’exploration des foisonnements baroques des imaginaires latino-américains. « C’est pendant mon séjour à Cuba, alors que je faisais des recherches pour mes écrits de sociologie, que j’ai lu les écrivains cubains, raconte Sami Tchak. Je me suis intéressé aux plus grands d'entre eux : Alejo Carpentier, Reinaldo Arenas ou encore Guillermo Cabrera Infante. Je découvrais une autre façon d'écrire, mais je ressentais en même temps une proximité, peut-être parce que les mondes dont ces auteurs s'inspiraient comportaient pas mal d'éléments qui ressemblaient à ce que je connaissais dans ma propre société. Tout cela m'a nourri et libéré avant que je ne m'intéresse à d'autres écrivains latino- américains. »
Hermina (2003), La Fête des masques (2005), Le Paradis des chiots (2006) et Filles de Mexico (2008) sont quelques-uns des titres du corpus fictionnel de Sami Tchak, qui ont été les plus influencés par les lectures latino-américaines de l’auteur. Ces romans qui baignent dans des atmosphères quasi-fantastiques et burlesques, ouvrent des voies nouvelles d’écriture, tout en approfondissant les thématiques chères à l’auteur.
Plus autobiographiques, les derniers livres sous la plume du romancier se signalent à l’attention par leur ancrage plus africain, voire togolais, notamment dans Ainsi parlait mon père (2018), le magnifique livre-portrait que l’écrivain a consacré à son père. C’est un récit aussi jubilatoire qu’hybride par sa construction, qui mêle divers genres avec un égal bonheur.
Enfin, avec Le continent du Tout et du presque Rien, son douzième roman, Sami Tchak renoue plus étroitement avec la veine sociologique qui a fait le succès de sa fiction. Elle a fait aussi sa singularité. Il s’agit en l’occurrence d’un roman d’idées, magnifiquement incarné, et doublé d’un roman d’amour tragique entre des êtres et des continents qui se sont souvent croisés, sans jamais se rencontrer.
Le Continent du Tout ou du presque Rien, par Sami Tchak. Ediitons JC Lattès, 320 pages, 20,90 euros.
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