Chemins d'écriture

Une errance dans les marges de la France contemporaine, avec Nadia Yala Kisukidi

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Franco-Congolaise, Nadia Yala Kisukidi est une figure montante de la philosophie africaine. Fascinée par l’écriture romanesque, la philosophe livre avec La dissociation, son premier roman paru cet automne, une embardée très remarquée dans le champ de la fiction. Nadia Yala Kisukidi est notre invitée dans Chemins d’écriture.

Nadia Yala Kisukidi est philosophe et aussi romancière. elle a publié cet automne son premier roman: La dissociation (Seuil).
Nadia Yala Kisukidi est philosophe et aussi romancière. elle a publié cet automne son premier roman: La dissociation (Seuil). © Bénédicte Roscot
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 « Au cœur des battues et des bagarres, je fis ainsi une étrange expérience, celle de la dissociation. Je n’étais pas une, mais deux. Il y avait ce corps, qui ne réagissait pas toujours, et mon esprit – alerte, puissant. Quand ma carcasse s’étalait par terre, rouée de coups, mon esprit se redressait, triomphant. Il lançait des injures aux combattants, poursuivait les assaillants, les plaquait au sol. Dans ma tête, je gagnais tous les combats. L’histoire changeait de tournure. Ecrasée, affalée, je renaissais. Et ma bouche, armée comme mille gueules, crachait du feu sur les ennemis. »

Le passage ci-dessus est extrait de La dissociation, le premier roman de la Franco-Congolaise, Nadia Yala Kisukidi. L’extrait donne le ton de ce roman picaresque et halluciné, plus proche de Don Quichotte et d’Alice au pays de merveilles que des récits à tonalité sociale et réaliste qui constituent le corpus littéraire africain.

L’art de La dissociation

La dissociation raconte l’histoire d’une jeune orpheline d’origine métisse, grandissant dans les quartiers ouvriers, quelque part dans le Nord de la France. À 10 ans, la jeune fille cesse subitement de grandir, au désespoir de sa grand-mère qui l’a élevée. Son corps s’est tout d’un coup figé, condamnant l’adolescente à rester petite toute sa vie.

Pour échapper aux sévices que lui impose son aïeule dans l’espoir de la faire grandir, mais aussi pour échapper aux violences racistes qu’elle rencontre régulièrement au lycée où elle fait l’objet de moqueries cruelles, l’orpheline s’enfuit de chez elle. Avec pour seule arme de survie son pouvoir magique qui lui permet de tenir à distance la réalité et ses menaces en dissociant le corps de l’esprit. « Je possédais le don du retranchement. Ce don devait me sauver et nourrit la trame de ce récit », s’écrie la narratrice.

« La dissociation, explique l’auteure pour sa part, ce mot ne désigne pas un concept, mais un pouvoir, même un pouvoir magique. C’est le pouvoir pour l’esprit de se dissocier du corps, mais ce pouvoir de dissociation ne sert pas simplement à résister à la violence de ce monde, mais peut-être aussi à la surmonter à travers nos entêtements, entêtements pour la découverte des lieux où la vie n’est pas diminuée, l’entêtement pour faire advenir des rêves envers et contre tout et l’entêtement en ce qu’aucun des personnages dans ce roman ne soit une figure de résignation. »

De la philosophie à la fiction

Philosophe de formation et maîtresse de conférences à l’université Paris VIII, Nadia Kisukidi est une spécialiste reconnue de Bergson et de la pensée postcoloniale. Née d’une mère franco-italienne et d’un père congolais, elle est considérée comme une figure montante majeure de la philosophie africaine. Or comme d’autres philosophes avant elle – pensez à Voltaire auteur de Candide, pensez à Diderot auteur de Jacques le fataliste ou -plus proches de nous- à Romain Rolland ou encore au Congolais Yves-Valentin Mudimbe – la Franco-Congolaise aime rappeler combien elle a été toujours fascinée par la fiction et les ressources imaginatives inépuisables de la fiction.

Elle l’a redit récemment encore au micro de RFI : « Ce que je trouve très puissant dans l’écriture romanesque, c’est la possibilité de laisser libre cours à une imagination insolente, parfois sauvage, qui justement nous amène à prendre le contrepied de la réalité. Construire des mondes, et peut-être dire que tout n’est pas de ce monde, qu’il y a d’autres mondes à envisager et à écrire… »

À écouter aussi Nadia Yala Kisukidi, une nouvelle pensée des mondes noirs (Série : Philosophes d'Afrique)

« Écrire d’autres mondes », c’est précisément ce que notre primo-romancière tente de faire dans sa fiction inaugurale. L’essentiel des pages de La dissociation est consacré au récit des mondes en marge que la protagoniste découvre en partant à la recherche de sa famille de cœur et de combats.

La naine errante

Sur plus de 350 pages, Nadia Yala Kisukudi entraîne ses lecteurs sur les routes de la quête de sa héroïne. Son récit haut en couleur nous conduit des maisons de briques dans les quartiers ouvriers du Nord aux immeubles en béton d’Ivry-sur-Seine, en passant par Lille, Villeneuve d’Ascq et Paris.

Or chaque escale s’avère être un univers en soi, fourmillant d’êtres fantasques, excessifs, bigarrés, en rupture de ban, mais toujours riches en humanité et en vitalité créatrice, tel l’artiste peintre Luzolo qui prend la protagoniste sous son aile. Il l’accompagne tout au long du roman, d’abord en chair et en os, puis sous la forme d’un esprit invisible rôdant au-dessus des têtes.

La figure de Luzolo n’est pas sans rappeler l’Ariel shakespearien, esprit chuchotant aux oreilles de Prospero, son ami et maître. Nous sommes de plain-pieds ici dans la fantasmagorie et le merveilleux, le réalisme de la tragédie familiale du début ayant imperceptiblement basculé dans un roman de sensibilité post-moderne, à la Salman Rushdie ou à la Marquez.

« La fantasmagorie, reconnaît l’auteure, c’est vraiment un désir. Je voulais rompre avec une écriture très sociologique ou autofictionnelle. Pour moi, l’enjeu du roman, c’est précisément d’axer l’écriture sur des formes de sursaut dans une vie qui, même si elle est parfois soumise à de la violence, trouve les moyens de se projeter dans le monde et inventer des mondes. Dans ce cadre-là, pour être capable justement de montrer comment une vie par moments résiste et continue à se déployer, malgré tout ce qui la diminue, les outils du surnaturel et de la fantasmagorie deviennent des outils fondamentalement intéressants pour décrire la puissance intense, la pulsation de qui est un devenir sujet. »

Les plus belles pages du roman de Nadia Yala Kisukidi se trouvent sans doute dans le dernier volet de l’ouvrage, mettant en scène la vie et la mort d’une utopie politique contemporaine dans une ville nouvelle de la proche banlieue parisienne. On est plus précisément à Ivry-sur-Seine, une banlieue que l’auteure connaît bien ayant grandi dans ses immeubles en béton.

Elle y a campé sa citadelle anarchiste répondant au beau nom de « L’indépendance », en souvenir sans doute des espoirs perdus des opposants au régime de Mobutu qui avaient trouvé refuge dans cette ville. La vie diminuée dont la petite taille de l’héroïne de La dissociation est une métaphore ô combien éloquente trouve dans les idéaux libertaires et de solidarité des fondateurs de l’Indépendance un horizon d’attente, exploité avec brio dans ces pages de clôture.

Ambitieux et profondément poétique, structuré en strates mêlant idées, politique et mythes, La Dissociation est un roman total sous la plume d’une philosophe qui n’en est pas moins une conteuse hors pair.


La dissociation, par Nadia Yala Kisukidi. Editions du Seuil, 352 pages, 20 euros.

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