Chemins d'écriture

À la recherche du paradis perdu, avec le Sud-Africain Karel Schoeman

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Le Sud-Africain Karel Schoeman est l’auteur d’une quinzaine de romans, mais l’homme fut aussi historien, biographe et traducteur. Sept de ses romans ont été traduits en français dont Le Jardin céleste qui vient de paraître aux éditions Actes Sud. Récit d’apprentissage, cet opus, sous la plume de l’un des auteurs sud-africains les plus talentueux, donne à voir à ses lecteurs un univers crépusculaire, avec des clins d’œil aux turbulences de l’histoire sud-africaine.

L'écrivain Sud-Africain, Karel Schoeman
L'écrivain Sud-Africain, Karel Schoeman © Université de Pretoria/up.ac.za
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« Même dans la rue, même dans la foule il l’aurait reconnue : à la manière dont, assise à son bureau, elle avait très vite levé les yeux lorsqu’il était entré, à ses prunelles sombres, à son menton volontaire.

" Nick ! " elle se lève pour l’accueillir. " Enfin, après toutes ces années ! "

La poignée de main était ferme, la chaleur de la voix sincère. Prudence était telle qu’il se rappelait dans sa robe blanche sur le quai de la gare, éblouissante dans la lumière du soleil ; la jeune fille à bicyclette dont les nattes volaient au vent, la jeune fille qui ergotait à la table du petit-déjeuner. Elle avait grandi, vieilli, et pourtant elle était restée indéniablement la même, à tel point que, alors qu’il se tenait là, planté au milieu de la pièce, sa présence réveilla en lui d’innombrables souvenirs et le fit sourire… »

Ainsi commence Le Jardin céleste, l’un des derniers romans sous la plume du Sud-Africain Karel Schoeman, paru en français à l’automne dernier. Romancier, historien, biographe, Schoeman -disparu en 2017 à l’âge de 78 ans- était contemporain des André Brink, des Coetzee et des Gordimer, qui ont placé la fiction sud-africaine sur la carte littéraire du monde. Tout aussi talentueux que ses célèbres contemporains, avec pour marque de fabrique une écriture poétique et méditative qui revient inlassablement sur les mystères de la vie intérieure, l’auteur du Jardin céleste est toutefois peu connu du grand public.

Une vie quasi monacale

Selon Georges Lory, spécialiste des lettres sud-africaines, qui vient de publier ce roman exceptionnel dans la collection littéraire qu’il dirige aux éditions Actes Sud, la méconnaissance de l’œuvre de Schoeman s’explique par la vie quasi monacale que cet auteur a menée, se tenant rageusement à l’écart de toute forme de militantisme politique ou littéraire. C’était une figure à part dans la constellation sud-africaine, rappelle Georges Lory. Et d'ajouter, « Karel Schoeman ne fait pas partie du mouvement des sestigers qui était le grand mouvement où on connaît les noms des Brink ou de Breytenbach, par exemple. Il ne se mêlait pas autres écrivains. Il est à part, parce qu’il avait un comportement presque misanthrope. Il a passé une bonne partie de sa vie à l’étranger. Ensuite, il est revenu pour être bibliothécaire à la Bibliothèque nationale du Cap, avant de se retirer dans son village natal. Je pense que c’est surtout son attitude générale dans la vie qui fait qu’il était un peu en marge. Néanmoins, c’est un grand écrivain de langue afrikaans, sans aucun doute. »

Né en 1939, dans la province de l’État libre d’Orange fondée par les Boers à la suite du grand Trek au XIXe siècle, Karel Schoeman était passionnément attaché à son identité afrikaaner. Il a écrit d’ailleurs l’essentiel de sa fiction dans la langue afrikaans, idiome de ses ancêtres boers et actuellement parlée par environ 13% de la population sud-africaine, dont les métis. L’homme croyait que ce n’est pas en anglais mais à travers l’afrikaans que s’expriment le mieux l’âme et la personnalité sud-africaines, forgées par les turbulences de l’histoire et le paysage rudes et brutaux de ces régions australes d’Afrique, qu’on appelle le veld.

Les récits de Schoeman sont des odes à ces vastes étendues d’herbe et de poussière, qui entourent les villes du hinterland sud-africain, et que l’auteur considérait comme la source vibrante de l’imagination créatrice de son peuple. Son attachement à sa culture d’origine n’empêchera pas toutefois l’écrivain de mettre en scène de manière prémonitoire les dérives de la suprématie blanche et les injustices inhérentes au système d’apartheid instauré par les idéologues afrikaners. La solidarité sans faille avec la cause des Noirs, durant les années d’apartheid, lui a valu en 1999 la plus haute distinction sud-africaine, « Order of Merit », des mains du président Mandela en personne.

Entre interrogations et quête

Écrivain prolifique, Karel Schoeman était l’auteur d’une quinzaine de romans, de nouvelles, de pièces de théâtre et d’une cinquantaine d’ouvrages de non-fiction, consacrés notamment à l’histoire sud-africaine. Ses pérégrinations durant ses années de jeunesse en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas l’avaient exposé aux fictions modernistes européennes, notamment à celle de Tolstoï, Dostoïevski, Virginia Woolf, Forster ou encore à D.H. Lawrence, l’auteur du scandaleux L’amant de Lady Chatterley. Il y a quelque chose de très proustien dans la fiction de Schoeman avec, au centre, un héros souvent solitaire et extérieur à sa société, évoluant dans un univers intérieur d’interrogation et de quête.

C’est le cas du protagoniste sud-africain du Jardin céleste, engagé dans une quête nostalgique de son passé. Nous sommes à Londres, en 1977, quand s’ouvre le roman. Quarante bonnes années se sont écoulées depuis le premier passage du héros, Nikolaas, en Angleterre, où il était venu faire des études universitaires. Ses retrouvailles avec Prudence Chalmers, la sœur d’un de ses condisciples à Oxford, s’inscrivent dans la tentative désespérée du personnage de renouer avec les fantômes du passé. C’est en 1937, en allant passer un été mémorable dans le manoir familial de son ami et condisciple, en pleine campagne anglaise, qu’il avait fait la connaissance de Prudence. Celle-ci est devenue, depuis, une personnalité importante dans l’humanitaire. Encore jeune fille en 1937, des nattes volant au vent, elle s’enflammait déjà pour les victimes de la guerre d’Espagne, se souvient le narrateur.

La suite de l’intrigue est racontée par Georges Lory : « Contrairement aux autres livres de Schoeman, ça se passe à l’étranger, en Angleterre, en 1937, au moment où une partie de l’Europe est déjà en flamme en Espagne, et on sent la guerre arriver. C’est le narrateur qui est sud-africain. Il est invité pendant un été chez les condisciples de la haute bourgeoisie, au centre d’Angleterre. Il est très bien traité. Il y a un jardin, comme les Anglais savent faire, à la fois soignée et libre. Et l’Afrique du Sud intervient par les yeux de ce narrateur qui raconte comment il perçoit cette société riche et un peu futile malgré tout. »      

La société anglaise de la fin des années 1930 apparaît d’autant plus futile qu’une guerre mondiale se prépare. Les dévastations à venir sont incarnées dans le récit par une certaine Gerda, une amie allemande mais anti-hitlérienne des Chalmers, avec qui Nikolaas se lie d’amitié. Alors que sa famille est traquée par les nazis, la jeune femme fait le choix courageux d’aller rejoindre les siens en Allemagne pour lutter contre la barbarie montante dans son pays. On imagine aisément le destin que le sort lui réserve sans que le roman y fasse explicitement allusion. À travers son écriture, tout en élégance et en discrétion, Karel Schoeman se contente simplement de suggérer un possible rapprochement entre l’Allemagne nazie de 1937 et l’Afrique du Sud de 1977, plongée dans les ténèbres de l’apartheid et du racisme où Nikolaas est contraint à son tour de retourner pour vivre sa vie. Nazisme hitlérien et apartheid, même combat, pourrait-on écrire.

Raconté avec un sens consommé de poésie et d’urgence, Le Jardin céleste est un récit poignant et puissant, qui frappe par la justesse de ses propos, son intelligence narrative et l’élégante beauté de sa langue.   

Le jardin céleste, par Karel Schoeman. Traduit de l’afrikaans par Pierre-Marie Finkelstein. Editions Actes Sud, 230 pages, 22,50 euros.    

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