Chemins d'écriture

«Apocalypse Now», revu et corrigé par la Mauricienne Ananda Devi

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 Ananda Devi est la grande dame des lettres mauriciennes. Désignée « Voix de Maurice » par Le Clézio, elle raconte dans son nouveau roman les dérives de son île, où les bouleversements tectoniques s’ajoutent à l’avidité des hommes, menaçant de plonger le pays dans le chaos total. Fable sur la fin de la civilisation humaine, ce récit futuriste met en scène les caméléons qui attendent en coulisses que les humains finissent par s’autodétruire pour prendre leur place.

Ananda Devi au studio de RFI à Port-au-Prince.
Ananda Devi au studio de RFI à Port-au-Prince. © Dangelo Neard
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« C’est ainsi que se creusent les failles. Les failles se creusent et déplacent les plaques tectoniques et libèrent un dense magma de haine. Les failles toujours présentes, toujours frémissantes, toujours fulminantes car, ne l’oubliez pas, nous sommes nés du volcan. C’est pour cela que les caméléons, même morts, brillent si fort comme des joyaux. Car eux seuls savent. »

Le texte est de la romancière mauricienne Ananda Devi ; c'est un extrait de son dernier roman Le jour des caméléons, paru cet automne. C’est un roman grave, voire apocalyptique, où s’agrègent dans une symbiose poétique les thèmes de résistance, de marginalisation et de dévastation que la romancière explore depuis plus de cinq décennies.

Poétesse, romancière, nouvelliste, Devi est l’auteure d’une œuvre prodigieuse, traduite dans une dizaine de langues. Elle est admirée pour son écriture incandescente dans laquelle cohabitent cruauté et beauté, cruautés de la vie et beauté d’une prose incantatoire illustrée par le passage lu par l’auteure.

Un demi-siècle d’écriture

Née en 1957 dans le village des Trois-Boutiques à l’île Maurice, Ananda Devi fête cette année un demi-siècle d’écriture. La romancière aime à raconter comment sa rencontre, à l’âge de 15 ans, avec des jeunes défavorisés à l’occasion d’une sortie scolaire, l’a conduite à écrire sa toute première nouvelle. Intitulée La cité d’Attlee, la nouvelle met en scène les rêves d’écriture partis en fumée d’une jeune adolescente condamnée à subvenir aux besoins de sa fratrie, après la mort en couches de sa mère.

La nouvelle fut primée au concours de la meilleure nouvelle de langue française de l’ORTF (Radio France et France Télévisions aujourd’hui) et lança la carrière littéraire de la jeune auteure. L’inspiration sombre et tragique de sa première nouvelle annonce, selon Devi, « le cheminement de son écriture à travers des ténèbres, faisant entendre des voix terrifiantes des monstres humains qui dévastent et détruisent ».

Depuis la publication de son premier livre en 1977, Ananda Devi a publié une quinzaine de romans, de récits, de volumes de nouvelles et plusieurs recueils de poésies aux titres souvent évocateurs et intimistes tels que « Quand la nuit consent à me parler » ou encore « Danser sur tes braises », pour ne citer que ceux-là. Dans sa fiction, l’écrivaine s’attache à explorer la complexité d’une appartenance multiple dans une société multiculturelle comme l’île Maurice où celle-ci est née et a grandi.

L’hybridité, la domination patriarcale, mais aussi les méfaits du capitalisme et du consumérisme sont quelques-uns des sujets qu’elle a régulièrement abordés dans ses romans. Ceux-là s’ajoutent l’impact néfaste du changement climatique et les inégalités sociales, des thématiques au cœur du nouveau roman de Devi, comme le rappelle l'auteure. « Le Jour de caméléons, raconte la fin annoncée d’une société, d’un pays, d’un monde, par la rencontre tout à fait fortuite de quatre personnages qui, ce jour-là, vont chacun suivre un chemin qui va les mener vers un lieu de non-retour. Mais tout autour, il y a l’île Maurice née du volcan et un volcan gronde encore sous la mer. Le volcan gronde aussi dans la société, et cette rencontre, ce jour-là, une journée fatidique avec une sorte d’unité de lieu, de temps et d’action d’une tragédie classique, va conduire vers la fin, l’explosion, peut-être vers un renouvellement. »

Une tragédie antique

À la fois roman social et récit futuriste, ce quinzième opus sous la plume de la romancière mauricienne est construit comme une tragédie antique, avec son cadre spatio-temporel ordonné selon la règle des trois unités : unité de lieu (« la baie du Tombeau »), unité du temps (« le jour des caméléons ») et unité d’action. L’intrigue est bâtie autour de quatre personnages : Nandini, une femme abusée et désabusée, René, un homme sans qualités et sans courage, bref, un anti-héros, Zigzig, chef de gang qui, animé par son souci d’en découdre avec une bande rivale, met l’île à feu et à sang, et enfin la lumineuse Sara, symbole de l’innocence et enjeu d’une civilisation finissante. Sara est une Iphigénie mauricienne, qui porte sur ses frêles épaules le poids d’une humanité corrompue et condamnée.

On est ici dans l’attente d’une apocalypse annoncée, fruit de la concomitance de la dérive sociale et du volcan qui gronde au sous-sol. L’imminence de la tragédie à venir est proclamée par l’île elle-même, à laquelle la romancière donne la parole : « Les loups humains dévorent leurs semblables. Ils ont l’esprit verrouillé, le cœur vérolé et l’argent chevillé au corps. Leur seul rêve, désormais : se bander d’or. Rien d’autre ne compte. Mais le "petit pays", c’est moi. Et en ce jour où tout est démantelé, je change de trajectoire. » Et d’ajouter : « Le temps des hommes est compté » car ceux-ci n’ont pas acquitté de leur responsabilité ni à l’égard des plus faibles de leur espèce, ni à l’égard de la nature dont ils ont décimé la flore et faune. « En ce qui concerne l’île Maurice, s'insurge la romancière, ça ne fait que moins de quatre siècles qu’elle est habitée par les hommes. Dans cet espace limité de temps, la faune et la flore ont pratiquement été détruites. L’île Maurice est connue pour la disparition du dodo. Sur le plan philosophique, on peut imaginer que c’est elle qui dit que maintenant j’en ai assez et que je suis née du volcan il y a dix millions d’années. Mais dès l’arrivée des hommes, tout a quasiment été détruit. Et encore plus maintenant par le consumérisme, le bétonnage sauvage aussi des villes, la pollution. »

Les caméléons

Les plus belles pages de ce livre sont celles où la romancière met en scène les caméléons, présents dès le titre du roman. Envahisseurs venus de Madagascar dans des barques clandestines, ils sont aussi, à cause de leur peau bariolée, aux « reflets psychédéliques », représentatifs de la pluralité de l’île. Présents sur terre depuis la nuit des temps, ils font preuve de patience et de résilience, s’adaptent aux couleurs ambiantes pour mieux s’ériger en observateurs de la « déréliction des choses ». Tout cela fait d’eux de possibles héritiers du monde post-humain, selon Ananda Devi : « Les caméléons m’apparaissaient comme symboliques des problèmes identitaires à l’île Maurice pour des questions de couleurs, de races, de castes, de religions, de langues, toutes ces différences, tous ces compartiments dont la société mauricienne est constituée de par son histoire coloniale. Tout ça a contribué à former une société qui est à la fois ce qu’on décrit comme une sorte de nation arc-en-ciel, mais au fond qui est aussi une cocotte-minute. Pour moi, les caméléons représentaient bien cette idée qu’ils peuvent prendre toutes les couleurs, donc ils sont à la fois complètement adaptables à leur environnement, ils qui attendent leur tour et leur jour. »

Il y a du Shakespeare – pensez aux scènes finales de Hamlet ou de Macbeth – et de l’hubris grec dans ces pages. Nouveaux maîtres du monde, les caméléons ont « la patience des siècles » et « la mémoire des lieux », écrit Ananda Devi. Tapis dans les ténèbres, les caméléons représentent aussi le chœur du théâtre antique qui dit l’apocalypse à venir.


Le jour des caméléons, par Ananda Devi. Éditions Grasset. 272 pages, 20,90 euros.

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