Chemins d'écriture

Portraits d’Afro-descendants, avec la Guadeloupéenne Gisèle Pineau

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Avec son nouveau roman La vie privée d’oubli paru en début d’année aux éditions Philippe Rey, la Guadeloupéenne Gisèle Pineau nous entraîne sur la route escarpée de la condition antillaise. À travers des portraits de jeunes générations d’afro-descendant, qui ont vu leurs rêves voler en éclats et leurs certitudes se fracasser contre l’énigme de leur identité brouillée par la traite négrière, la romancière brosse un magistral portrait de la société antillaise contemporaine. Avec pour outil son imagination partagée entre histoire, sociologie et un soupçon de réalisme magique. Entretien.

Originaire de la Guadeloupe, Gisèle Pineau est romancière et auteure d'une vingtaine d'ouvrages. Son dernier roman La vie privée d'oubli est parue aux éditions Philippe Rey (2024).
Originaire de la Guadeloupe, Gisèle Pineau est romancière et auteure d'une vingtaine d'ouvrages. Son dernier roman La vie privée d'oubli est parue aux éditions Philippe Rey (2024). © Ph. MATSAS / Ed. Philippe REY
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RFI : Votre nouveau roman se situe dans la Guadeloupe contemporaine. Il y est question de « mules », de trafic de drogues, de l’esclavage, mais aussi de nouvelles technologies, de recherches généalogiques avec l’aide de l’ADN. Y a-t-il un événement précis à l’origine de ce roman ?

Gisèle Pineau : Cet événement précis s’appelle l’actualité. J’écris beaucoup avec ce que le monde me donne à voir du spectacle de la vie au quotidien. L’histoire de deux Guadeloupéennes qui font les « mules » dans le roman pour transporter la drogue vers l’Europe, cette histoire m’a été soufflée par le journal télévisé de la Guadeloupe. J’ai vu à la télé des hommes et femmes qui prêtent leurs corps aux trafiquants pour faire passer de la cocaïne sur le continent européen. Parfois, les capsules ingérées éclatent en plein vol, suscitant des drames et des scandales. J’avais envie d’écrire un roman, en partant de cette actualité très contemporaine, très dramatique. Notre monde évolue très vite, avec ses guerres et les menaces à la fois climatiques et sanitaires qu’il fait peser sur nos pays fragiles et dominés. À travers les heurs et malheurs des afro-descendants de ce XXIe siècle, je voulais aussi comprendre ce que cela veut dire d’être Guadeloupéen aujourd’hui.

En effet, qu’est-ce que cela veut dire d’être guadeloupéen aujourd’hui ?

Être jeune guadeloupéen n’est pas très simple. D’un côté, il y a ceux qui sont réduits à faire la « mule » pour gagner leur vie et d’autres plus chanceux qui sont plongés dans la modernité technologique contemporaine, avec la maîtrise des réseaux sociaux et des nouvelles technologies. En même temps, le passé n’est pas très loin, avec les fantômes de la traite et de la déportation qui continuent de hanter la mémoire collective et nos paysages psychologiques individuels. La mémoire de l’esclavage est une mémoire historique qui refuse d’être refoulée.

C’est ce que vous appelez la « blessure originelle ». Tout part de cette blessure originelle, aimez-vous répéter.

En effet, cette blessure, c’est l’esclavage. Cette blessure, c’est la colonisation. Cette blessure, c’est le racisme. Cette blessure, c’est la déportation et le déracinement. Elle est représentée dans le roman par le personnage de l’aïeule bicentenaire qui a survécu à sa mort. Agontimé a été razziée en Afrique à l’âge de 15 ans et réduite à l’esclavage en Guadeloupe où elle a vécu dans des conditions épouvantables de violence, de domination, avant de se donner la mort. Mais elle ne meurt pas vraiment, car j’ai imaginé qu’elle erre dans le monde, veillant sur les destinées de ses descendantes. Sa présence fantomatique aux côtés des jeunes générations est l’affirmation du poids dans notre vie de la grande histoire, celle d’une humanité transvasée de force, bafouée dans leur dignité.

Vous êtes entrée en littérature en 1993 en publiant votre premier roman, La Grande drive des esprits, qui a reçu le Grand prix des lectrices de Elle. Comment êtes-vous venue à l’écriture ?

Mon écriture est née de cette « blessure originelle » qui, dans mon cas, s’apparentait au racisme. Je suis une Guadeloupéenne née à Paris. C’est mon père qui est venu s’installer en France en quittant la Guadeloupe, alors qu’il n’avait que 19 ans. Il avait été touché par l’appel du général de Gaulle. Il venait secourir la France. Mais son sacrifice a été vite oublié par les Français. Moi, dans mon enfance, grandissant parmi les blancs, j’ai souffert d’être traitée de négresse, d’être rejetée, notamment dans la cour de l’école où on se moquait éperdument de la contribution de mon père à la libération de la France. C’est cette douleur dans l’enfance d’être noire qui m’a poussé à me réfugier dans l’écriture. J’ai écrit mon premier récit à l’âge de 10 ans. Comme je voulais partager ce que j’avais écrit, je l’ai recopié à la main et j’ai demandé à mon frère d’aller vendre les dix exemplaires que j’avais préparés aux enfants de la cité, à ces enfants qui ne voulaient pas jouer avec une petite fille noire... Personne n’a acheté mon livre, mais cette première expérience d’écriture m’a permis de comprendre que l’écriture pouvait être une consolation.

Vous êtes aujourd’hui l’auteure d’une vingtaine de romans, d’essais, de livres pour enfants. Qu’est-ce qui fait selon vous la cohérence de votre œuvre ?

Depuis mon premier roman, j’ai l’impression que les mêmes inquiétudes et obsessions concernant la mémoire de l’esclavage traversent et animent mes ouvrages. Les thèmes majeurs de mes récits étaient déjà présents dans mon premier livre Un papillon dans la cité. Ces thèmes sont : les relations difficiles au sein de la même fille, comment savoir si on est aimé, les secrets de famille, la difficulté de communiquer entre êtres humains, entre parents et enfants. Ces thématiques m’inspirent et elles sont au cœur de mes intrigues. J’ai impression de creuser le même sillon d’un livre à l’autre. 

Vous êtes une écrivain engagée, mais vous soutenez la primauté de l’inspiration sur la conviction théorique comme moteur de l’écriture littéraire. Concrètement, comment écrivez-vous ?

Je crois que j’ai toujours écrit au fil de mon inspiration. Je fais confiance à l’histoire qui est en moi, quelque part. J’avance. Je ne connais pas d'avance tout le cheminement de mes personnages et d’une manière très très lointaine, j'imagine l’issue de cette histoire. J’écris comme ça et maintenant avec plus de 27 livres, je fais pleinement confiance à cette façon d’écrire. Je suis  comme un peintre devant sa toile qui va jeter des couleurs comme ça. Je fais confiance à l’histoire parce que j’imagine que l’histoire sait où elle va, l’histoire est autonome. Je découvre au fur et à mesure l’histoire que je veux écrire et c’est passionnant. C’est ce qui fait toute la jubilation de l’écriture. 

La vie privée d’oubli, par Gisèle Pineau. Éditions Philippe Rey, 360 pages, 22 euros.

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