Portrait du poète en «animal marin»: de la Caraïbe au monde avec le Haïtien René Depestre
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Au menu de « Chemins d’écriture » de ce dimanche le 07 juillet, Journal d’un animal marin, un choix de poèmes de René Depestre qui vient de paraître aux éditions Gallimard. A travers l’évocation des grands thèmes abordés par le poète dans ses recueils, l’anthologie retrace l’évolution de sa pensée et de son esthétique littéraire.

En 1953, le Haïtien René Depestre faisait paraître un de ses premiers recueils de poèmes intitulé Végétations de clarté. Proche du mouvement de la négritude, il avait réussi à convaincre Aimé Césaire de préfacer sa publication. « René Depestre m’apparaît, écrivait la figure tutélaire de la Négritude, comme un Gouverneur de la Rosée. Il est le poète de la fraîcheur, de la sève qui monte, de la vie qui s’épanouit, du fleuve de l’espoir qui irrigue le terreau du présent et le travail des hommes… ».
Plus de 70 années se sont écoulées depuis, de longues années qui ont vu le Haïtien s’imposer comme l’un des poètes les plus importants du monde francophone. L’anthologie, Journal d’un animal marin, de René Depestre qui vient de paraître aux éditions Gallimard, préfacé par le jeune poète haîtien Jean d'Amérique, retrace à travers un choix de poèmes le parcours de ce poète singulier, qui l’a conduit de l’île natale et solaire au monde, en particulier à La Havane, puis en France où Depestre s’est installé dans les années 1970, fuyant la dictature dans son pays.
À 97 ans, auteur d’une œuvre immense, partagée entre poésies, romans, nouvelles et essais, René Depestre est sans doute le poète le plus connu d’Haïti. Sans doute le plus admiré aussi, comme en témoigne la très belle préface signée de Jean d’Amérique, jeune poète haïtien, exilé en France. Ce dernier commence sa préface en rappelant les circonstances de sa découverte de l’œuvre depestrienne : « Quand je tourne la tête et que j’enfouis mes yeux dans le ciel sombre de mon adolescence, j’aperçois la silhouette sombre d’un astre singulier, je retrouve la première lueur incandescente d’une étoile, René Depestre. » « Mon professeur de lumière », ajoute le cadet.
Journal d’un animal marin, le titre de ce nouveau recueil de la poésie de Depestre reprend le titre d’un précédent volume que le précédent volume de poésies que l’auteur avait publié en 1964, aux éditions Seghers. Le thème de « l’animal marin » s’éclaire à la lecture de l’Américain Carl Sandburg dont une citation se trouve en exergue du volume qui vient de paraître : « La poésie est le journal d’un animal marin qui voudrait voler ». Autrement dit, la poésie surpasse notre condition terrestre. C’est un peu l’enseignement de la poésie de Depestre.
Le Journal d’un animal marin est composé d’un choix de poèmes, rédigés entre 1956 à 1990. Ce sont une trentaine de poèmes, représentatifs des thématiques qui ont taraudé le poète tout au long de sa vie. Ces thématiques vont de la patrie enchaînée sous la dictature ou sous la colonisation, à l’Afrique ancestrale, « jetée dans mes profondeurs comme l’ancre de quelques grands transatlantiques », comme l’écrit le poète, en passant par la question de la négritude, la célébration de Toussaint Louverture et de Dessalines, héros du nationalisme haïtien. Sans oublier les thèmes de l’exil et de l’errance qui ont caractérisé la vie intercontinentale de Depestre et cette nostalgie tenace qui s’accroche aux baskets des exilés, qu’ils s’appellent René Depestre ou Jean d’Amérique.
Journal d’un animal marin. Choix de poèmes (1956-1990). Collection Poésie/Editions Gallimard, collection « Poésie/Gallimard », Préface de Jean d’Amérique. 144 pages, 7,22 euros.
Cinq questions à Jean d’Amérique
Dans votre très belle préface à l’anthologie de René Depestre, vous désignez ce dernier comme votre « professeur de lumière ». Que vouliez-vous dire ?
C’est dans le sens qu’il m’a éclairé dans la nuit noire et sombre où j’étais. Et les écrits de Depestre, c’est une de mes premières lectures quand j’ai commencé à découvrir la poésie et à en écrire. J’ai croisé son œuvre et je suis resté attaché à celle-ci parce qu’elle m’a touché, parce qu’elle porte des choses qui résonnaient pour le gamin que j’étais à l’époque. Cette découverte a participé à mon devenir écrivain et à mon devenir humain aussi. En revisitant dans ma tête cette époque où j’étais avide de lettres et de mots, je pense que c’était une belle rencontre de tomber sur cette œuvre qui m’a transformé. Je considère qu’il m’a amené un peu de lumière dans cet horizon sombre où j’étais.
Qu’est-ce qui vous touche le plus dans la poésie de René Depestre ?
C’est le sentiment que son geste littéraire est lié à sa vie et que Depestre n’était pas quelqu’un qui habitait une posture d’écrivain. D’ailleurs, très jeune, il faisait partie de mouvements sociaux et politiques avec des compères qui s’appelaient Baker, Jacques-Stéphen Alexis et Gérald Bloncourt. Ils admiraient Alejo Carpentier, André Breton et cherchaient dans la poésie des outils d’une révolution efficace. Leurs mouvements étaient animés moins par des revendications idéologiques que par des expériences vécues de pauvreté, de privation. La révolution à laquelle ils appelaient n’était pas une posture, mais une transpiration de la vie.
Peut-on dire que vous avez trouvé dans Depestre un modèle pour le poète que vous vouliez être ?
Tout au long de ma carrière, les poètes qui m’ont marqué sont ceux qui ont creusé la langue dans ses profondeurs, tout en évoquant à travers leurs œuvres des grandes causes humaines. Au moment où je grandissais, je n’avais pas forcément de modèles d’écrivains auxquels je pouvais ressembler. Issu d’une famille modeste, vivant dans un quartier défavorisé, je ne pouvais pas rêver d’être écrivain. C’était difficile à envisager. C’était totalement un hasard que je rencontre la littérature, que je rencontre la poésie. Dans la poésie de Depestre, j’ai trouvé des préoccupations politique, un langage qui me parlait, à l’adolescent que j’étais. C’est comme si à travers sa poésie René Depestre me donnait la main et me montrait le chemin.
Y a-t-il un poème de l’anthologie que vous connaissez par cœur ?
Sans hésitation, « Nostalgie ». En voici les premiers vers qui semblent parler de ma propre expérience d’exil :
« Ce n’est pas encore l’aube dans la maison
la nostalgie est couchée à mes côtés
elle dort, elle reprend des forces
ça fatigue beaucoup la compagnie
d’un nègre rebelle et romantique.
Elle a quinze ans ou mille ans,
ou elle vient seulement de naître
et c’est encore son premier sommeil
sous le même toit que mon sang.
Depuis quinze ans, ou depuis trois siècles
je me lève sans pouvoir parler la langue de mon peuple,
sans le bonjour de ses dieux païens
sans le goût de son pain de manioc
sans l’odeur de son café du petit matin
je me réveille loin de mes racines
loin de mon enfance
loin de ma propre vie… »
Vous n’avez jamais rencontré René Depestre. Que lui diriez-vous si d’aventure vous vous retrouviez face à lui ?
Je lui demanderais : « René, comment avez-vous fait pour raconter ma vie dans vos poèmes ? »
(Propos recueillis par T. Chanda)
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