Turquie: Ekrem Imamoğlu, maire populaire d'Istanbul et candidat gênant pour Erdoğan
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Il n'a pas la carrure de Recep Tayyip Erdoğan, sa verve ou sa prestance, mais il représente l'espoir et peut-être l'avenir de la Turquie. Ekrem Imamoğlu, le très populaire maire d'Istanbul, arrêté cette semaine par les autorités pour « corruption » et « terrorisme », devrait malgré tout être désigné, dimanche 23 mars, futur candidat du CHP, le Parti républicain du peuple turc. Si le prochain scrutin présidentiel ne se tiendra qu'en 2028, la décision d'organiser une primaire, une première dans l'histoire de la principale formation de l'opposition, vise à protéger une figure politique à même de faire tomber le régime de Reçep Tayyip Erdoğan.

Pourquoi un tel acharnement contre le très populaire maire d'Istanbul ? La raison est très simple. Aujourd'hui, si une élection présidentielle devait être organisée, Ekrem Imamoğlu s'imposerait largement, comme le montre les derniers sondages. Et le pouvoir, qui est aux mains de l'AKP, le Parti de la justice et du développement, n'a que, justement, la justice, qu'il instrumentalise, pour l'empêcher de s'imposer.
Qui plus est, le président Recep Tayyip Erdoğan n'a pas le droit, constitutionnellement parlant, de se représenter pour un troisième mandat. Donc, à priori, Ekrem Imamoğlu affronterait un adversaire bien moins populaire, ce qui lui offrirait un boulevard pour une éventuelle victoire. Et si d'aventure, il était élu à la tête de la Turquie, ce serait, selon Ahmet Insel, une catastrophe pour le régime de Reçep Tayyip Erdoğan. « S'il est élu, il le sera dans un régime autocratique, taillé sur mesure pour Recep Tayyip Erdoğan. Et donc, il disposera des pleins pouvoirs dont dispose aujourd'hui Recep Tayyip Erdoğan. Ce serait une déflagration totale du système de Recep Tayyip Erdoğan », explique-t-il.
Pour le politologue, ancien maître de conférences à l'université Paris I et ancien professeur à l'université de Galatasaray à Istanbul, si d'aventure Ekrem Imamoğlu parviendrait à la présidence, « il y aurait probablement des enquêtes sur les malversations qui s'ouvriront sur les entreprises, les familles qui sont proches d'Erdoğan et qu'on soupçonne de détournement de fonds ou de corruption. C'est un danger réel pour le régime autocratique de Recep Tayyip Erdoğan ».
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La « mue » d'Imamoğlu
En 2019, avant qu'il ne soit élu pour la première fois maire d'Istanbul, on disait d'Ekrem Imamoğlu qu'il n'avait pas de charisme, que ce n'était pas un bon tribun. Si c'était le cas en 2019, depuis, le personnage a évolué. La ferveur qui l'a accompagné après sa première élection, les milliers de Stambouliotes qui avaient fêté sa victoire, ont certainement eu un effet sur lui. En 2024, fort d'un bilan considéré comme très positif, il a été réélu maire d'Istanbul, cette fois avec dix points d'avance sur son concurrent de l'AKP, preuve qu'il rassemble.
Et puis, il ne séduit pas que son électorat, mais aussi des Turcs qui ne votent pas traditionnellement pour le CHP. Comme l'explique Didier Billion, directeur adjoint de l'Iris et spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient, son rapport à la religion, une question primordiale en Turquie, y est pour quelque chose.
« Il a une perception et une approche extrêmement décontractée par rapport aux questions de l'islam. Je parle de l'islam en tant que pratique religieuse, je ne parle pas là de l'islam politique, dont il est un adversaire, puisque l'islam politique est incarné par Recep Tayyip Erdoğan et son parti, l'AKP, le Parti de la justice et du développement. Je me souviens par exemple que lors d'une de ses campagnes présidentielles, dans l'entre-deux-tours, il avait invité un imam dans un colloque. Pour les Kémalistes (les membres du CHP fondé en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk), c'est presque un crime. Donc c'est quelqu'un qui tente de faire, pas à pas, évoluer la doctrine kémaliste, notamment dans son rapport à l'islam, dont on comprend bien que c'est un des dossiers essentiels de la vie politique en Turquie », détaille-t-il.
Ekrem Imamoğlu a compris qu'il devait élargir sa base électorale, ce qui implique de s'attaquer celle de l'AKP de Reçep Tayyip Erdoğan. Si le CHP a remporté les dernières élections municipales en 2024, et dirige aujourd'hui les plus grandes villes du pays – la capitale Ankara compris –, ainsi que l'explique Didier Billion, la situation dans les campagnes est loin d'être la même pour la principale formation de l'opposition :
« Aujourd'hui, vous avez deux Turquie qui se regardent en chiens de faïence, qui ne se parlent quasiment pas, qui ne communiquent pas, qui ne se comprennent pas. On est véritablement dans cette situation. Alors évidemment, dans les grandes villes, le courant politique incarné par Ekrem Imamoğlu est majoritaire puisque, non seulement, lui a été élu deux fois maire d'Istanbul, mais que toutes les autres grandes villes de Turquie sont aux mains de son parti. A contrario, dans les campagnes turques, qui votent massivement pour le parti de M. Erdoğan, il est vu comme un anti-religieux, comme quelqu'un qu'il faut combattre, qui veut remettre en cause les préceptes de la religion. »
C'est donc ce rapport à la religion, mais aussi son modernisme qui correspond à celui de la société turque, qui ont notamment permis à Ekrem Imamoğlu d'atteindre une telle côte de popularité aujourd'hui. Un facteur qui a accentué les craintes des autorités qui se sont empressées de l'arrêter tôt dans la matinée du mercredi 19 mars. Il faut dire que la justice turque s'acharne sur Ekrem Imamoğlu depuis des années maintenant. Il cumule à lui seul une liste incroyable d'affaires.
Imamoğlu, le cauchemar d'Erdoğan
Et même si son arrestation cette semaine a surpris certains spécialistes, la pression des autorités exercées ces derniers temps n'était pas de bon augure, selon Didier Billion :« Ces dernières semaines, il y a eu beaucoup d'attaques dans la presse remettant en cause la validité de ses diplômes. Il faut savoir qu'en Turquie, il faut avoir un diplôme supérieur pour pouvoir se présenter à la présidence de la République. Donc visiblement, si de telles attaques sont fourbies contre lui, c'est qu'il gêne et que c'est un candidat sérieux et un concurrent sérieux par rapport à Recep Tayyip Erdoğan. »
Pour Ahmet Insel, cette pression et l'arrestation cette semaine d'Ekrem Imamoğlu traduisent la peur qu'ont les autorités du maire d'Istanbul : « Le pouvoir a agi un peu dans la panique. Avec la mise en place des primaires, la popularité d'Ekrem Imamoğlu commençait à dépasser sa popularité traditionnelle, et donc, le gouvernement s'est rendu compte qu'il n'avait plus aucun moyen politique d'arrêter sa montée. »
Mais pour le politologue Ahmet Insel, cette évolution de la situation pourrait être contre-productive. « En Turquie, ce type d'acharnement de la part du gouvernement rend la personne visée encore plus populaire. Je crois qu'on peut dire qu'aujourd'hui, Recep Tayyip Erdoğan a vraiment créé son rival. Même depuis la prison, Ekrem Imamoğlu pourra continuer de peser massivement sur les prochaines évolutions politiques du pays », selon lui.
Désormais, c'est un peu l'inconnu qui attend Ekrem Imamoğlu. Son parti, le CHP, a confirmé la tenue de la primaire dimanche 23 mars. La direction du parti a même décidé d'ouvrir le scrutin aux non-adhérents du parti avec la mise en place d'une seconde urne. Ekrem Imamoğlu pourrait donc être désigné officiellement candidat du CHP pour la prochaine élection présidentielle prévue en 2028. Mais sera-t-il encore en prison, ou les autorités vont-elles plier sous le poids de la pression populaire ? Seul l'avenir nous le dira.
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