Retour sur le coup d'État en Birmanie le 1er février 2021
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Les élections de novembre ne laissaient que peu de doutes : avec 83% des voix, le parti d’Aung San Suu Kyi, la Ligue pour la démocratie, a remporté, haut la main, le scrutin. Mais après une décennie de transition démocratique, l’armée s’est à nouveau saisie du pouvoir juste avant la réunion du nouveau Parlement, comme lorsque les militaires avaient refusé la victoire de la LND lors des élections de 1988. La prix Nobel de la paix, avait alors été assignée à résidence, et la communauté internationale lui avait apportée un large soutien.

Mais, depuis l’arrivée au pouvoir de la « dame » de Rangoon en 2015, l’ONU a accusé la Birmanie d’intentions génocidaires envers les Rohingyas. L’Organisation s’est désolidarisée du gouvernement d’Aung San Suu Kyi qui a défendu les exactions de l’armée birmane en 2017. Comment en est-on arrivé à cette situation ? À quoi s’attendre pour les mois, les années à venir ?
« Je ne me sens pas en sécurité, je suis mal à l'aise. Et tous ici, nous avons peu d'espoir » : les mots de ce moine, anonyme, de Mandalay donnent le ton. Depuis le 1er février, l’armée a repris le pouvoir par la force, clamant que des fraudes électorales les ont poussés au coup d’État.
Pierre Prakash, directeur adjoint du programme Asie de l’ONG Crisis Group, estime que la victoire écrasante de la Ligue pour la démocratie, le parti d’Aung San Suu Kyi, a été un camouflet pour l’armée : « Ce à quoi on a affaire en Birmanie, ce sont des militaires qui n’acceptent pas le processus démocratique qui a été enclenché il y a maintenant dix ans, qui ont vécu les dernières élections du mois de novembre comme une humiliation. Ils n’arrivent pas à accepter le résultat, qui prouve en même temps la popularité d’Aung San Suu Kyi, et le rejet d’un rôle politique pour les militaires - parce que leur parti contrôlé a été complètement écrasé par la Ligue pour la Démocratie. »
Un général ambitieux
Pierre Prakash explique aussi que le commandant en chef de l’armée birmane, Min Aung Hlaing, devait prendre sa retraite cet été et n’a jamais caché ses aspirations politiques. L’ambition personnelle serait donc un des facteurs de la situation actuelle… Le Senior General (son titre officiel) a promis de nouvelles élections l'année prochaine. « Des prétextes », estime l’historien Jean Louis Margolin, qui semblent « davantage destinés à la communauté internationale », et « permettent aux protecteurs de l’armée birmane, en particulier les Chinois, de ne pas faire grand chose et dire ‘vous voyez il y a peut-être une porte de sortie’ ». Jean Louis Margolin, y voit aussi « la possibilité d’organiser des élections complètement truquées, où seuls des partisans de l’armée pourraient se présenter et où, évidemment, les résultats de ses élections ne feraient qu'entériner le coup d'État. »
Les experts s’accordent pour dire que sans intervention extérieure, la promesse d’un retour à la vie civile d’ici un an semble difficile à envisager, au regard du passé tumultueux de la Birmanie. Il s’agirait aujourd’hui de trouver le levier international, sous formes de sanctions par exemple, qui pourrait changer la donne.
Quels recours ?
Après les attaques de l’armée contre les Rohingyas en 2017, la communauté internationale, qui soutenait « la transition vers l’ouverture économique et la bonne gouvernance, a littéralement retiré son soutien », explique Sophie Boisseau du Rocher, de l'Institut français des relations internationales : « Les investissements et le nombre de touristes occidentaux ont chuté, et donc madame Aung San Suu Kyi a été prise dans une espèce de dilemme. Elle ne pouvait pas poursuivre la trajectoire démocratique sans les moyens rendus possibles grâce à l’aide de l’Occident. Et c’est aussi un peu notre responsabilité qu’il faut remettre en cause. »
Selon la spécialiste, la rivalité sino-américaine pourrait changer la donne, car la Birmanie est « un pays indispensable pour la projection de force dans l’océan Indien ». Et les Chinois le savent bien... « Il y a donc une inquiétude aujourd’hui, très palpable, au sein des forces armées occidentales, sur le fait que certaines villes birmanes pourraient être utilisées par la marine chinoise pour déployer des forces dans l’océan Indien », explique Sophie Boisseau du Rocher. Un argument qui pourrait inciter le président américain Joe Biden à agir beaucoup plus vite et de façon peut-être plus incisive qu’il ne l’aurait fait. Ainsi « les sanctions ne sont pas suffisantes, du fait précisément du désintérêt de l’Occident depuis août 2017, les sanctions auraient peu d'impact sur l’économie birmane aujourd’hui », estime la spécialiste, « mais peut-être qu’un argument sécuritaire plutôt dirigé contre la Chine aurait plus de poids. »
Désobéissance et contestation
Dans le pays, les appels à la désobéissance civile se multiplient, au point que l’armée a exigé, dans les jours qui ont suivi le coup d’Etat, que le réseau social Facebook soit bloqué. L’auteur Frédéric Debomy explique que les militaires savent bien que l’internet en Birmanie, c’est largement Facebook, devenu un outil « essentiel ». Les appels à la désobéissance civile ont basculé sur Twitter. Les hashtags #HearthevoiceofMyanmar, écoutez la voix de la Birmanie, et #RespectOurVotes, respectez notre vote, ont été repris des millions de fois.
Les Birmans s’organisent donc autrement : « Ce qui est intéressant, c’est que ce sont parfois des Birmans qui n’ont pas des profils de militants, qui ne s’étaient pas jusque-là engagés. Cela peut donc laisser penser que ce mouvement est un mouvement fort, et que des gens décidés vont trouver des solutions. »
D’ailleurs, même les médecins, indispensables à l’armée en temps de pandémie, ont lancé un appel à la grève dans de nombreuses villes à travers le pays comme l'explique à RFI une chirurgienne qui a souhaité gardé l'anonymat : « Certains ont cessé le travail et d'autres porteront un bandeau rouge pour signifier qu'ils sont prêts à soigner les patients, mais qu'ils refuseront dorénavant de recevoir des instructions de l'armée. »
La contestation s’est intensifiée dans les jours qui ont suivi le coup d'État. Dans les rues birmanes, on pouvait voir étudiants et professeurs faire le salut à trois doigts, un geste de résistance emprunté aux films américains Hunger Games. De son côté, l’armée poursuit ses arrestations, malgré les nombreuses condamnations internationales. Au moins 150 responsables politiques et militants auraient été arrêtés. Lors de son discours de politique étrangère cette semaine, le président américain Joe Biden a exhorté les généraux putschistes à « renoncer au pouvoir ».
En revanche, à l'ONU, le Conseil de sécurité a exprimé sa « profonde préoccupation » et a appelé à la libération des détenus, sans pour autant condamner le coup d'État, ce que refusaient logiquement la Chine, principal soutien de la Birmanie aux Nations unies, et la Russie.
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