Wu Qiang, le «dernier samouraï» de l’intelligentsia chinoise
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Six ans après son licenciement de l'université de Tsinghua pour s'être intéressé aux manifestations à Hong Hong, et à la veille du centenaire du Parti communiste chinois, entretien avec le politologue Wu Qiang.

Le régime chinois n’a pas attendu la « cancel culture » pour tenter d’effacer celles et ceux qui le dérange. Des avocats privés de leur licence, des personnalités du cinéma ou du monde du sport privés d’écrans et censurés sur les réseaux sociaux ou encore des professeurs interdit d’enseigner. C’est ce qui est arrivé à Wu Qiang en 2015. Ce maître de conférence en sciences politiques a été licencié de la prestigieuse université de Tsinghua après s’être intéressé d’un peu trop près aux manifestations de Hong Kong.
Six ans plus tard, monsieur Wu refuse de se taire. À la veille des cérémonies du centenaire du Parti communiste chinois, le politologue est l’un des derniers intellectuels à encore s’adresser aux médias étrangers au sein d’une société civile chinoise bâillonnée ou qui s’autocensure.
RFI : En cette veille de célébrations du centenaire du PCC, on a du mal à trouver des universitaires acceptant de se confier à notre micro, merci d’avoir accepté cet entretien…
Wu Qiang : Je pense qu’il est très important de continuer d’observer et de commenter la politique chinoise. C’est mon métier et, avec recul, je constate qu’après avoir été contraint de quitter mon université, j’ai gagné en liberté. Je continue de contester et de considérer mon licenciement comme illégal, mais je continue mes recherches et mon travail d’intellectuel en sciences politiques.
Cette liberté à un prix évidemment. La police m’invite parfois à « boire le thé ». Mais bon, je me dis qu’ils font juste leur travail et j’ai finalement peu à redire. En revanche, je ne peux pas exercer mon métier et la pression concerne aussi pour ma famille. Mon épouse a été empêchée de travailler pour une entreprise étrangère. Je travaille pour différentes publications étrangères, mais je n’ai plus de revenus stables.
S’attaquer à la source de revenus des opposants, n’est-ce pas une répression qui ne dit pas son nom ?
C’est une grande purge en réalité. Une grande purge silencieuse qui a commencé il y a neuf ans et qui continue aujourd’hui. J’ai vu disparaître bon nombre de mes amis ces dernières années. J’ai même écrit un livre sur les avocats auxquels on a retiré leur licence. Il y a aussi les intellectuels privés du droit à s’exprimer, des professeurs qui ne peuvent plus enseigner et même des proches d’opposants qui ont perdu leur activité commerciale. Certains se sont fait expulser de chez eux… Tout cela alimente un sentiment de terreur. Une terreur silencieuse dont l’opinion n’a pas conscience.
Vous avez été licencié il y a six ans, est-ce que certains de vos collègues vous ont soutenu ?
Aucun. Personne n’a réagi, personne ne m’a appelé, ni apporté le moindre témoignage de soutien au cours des six années qui viennent de s’écouler. J’ai été expulsé deux ans après la révélation du « document numéro 9 » (document interne au parti demandant à la direction des universités de lutter contre « les idéologies biaisées », ndlr). J’avais effectué des recherches à l’époque sur le mouvement « Occupy Central » à Hongkong, j’avais aussi travaillé sur la révolution du Jasmin et sur d’autres mouvements sociaux.
Sur ces sujets comme sur d’autres, la plupart des intellectuels chinois se retrouvent devant le choix de parler ou de se taire. J’ai réalisé qu’il y avait une baisse de niveau dans les sciences politiques ces dernières années, comme dans d’autres secteurs d’ailleurs. C’est malheureusement une tendance de fond et c’est inquiétant. Les capacités d’analyse sur la politique locale et étrangère de nombre de mes ex-collègues en sciences politiques sont en recul. La pensée des élites chinoise est en déclin.
L’intelligentsia a choisi de se taire à quelques exceptions près, comme mon ami le professeur Xu Zhangrun, également licencié de l’université Tsinghua (pour avoir critiqué la gestion de la pandémie de Covid à ses débuts, ndlr). Pour cette raison, des amis m’ont surnommé « le dernier samouraï à Pékin. »
Avez-vous d’autres exemples de ce cercle des intellectuels disparus et privés de pouvoir exercer leur métier ?
J’ai vu beaucoup de mes amis disparaître ces dernières années. Certains sont partis à l’étranger, d’autres ont été arrêtés, comme le professeur Ilham Tohti (condamné à la prison à vie après avoir été accusé de « séparatisme », ndlr). La société civile s’est évanouie et maintenant, c’est au tour des entrepreneurs d’être visés. Les chefs d'entreprises chinois paniquent, car ils voient des gens comme Jack Ma (Alibaba) et Zhang Yiling (ByteDance) être contraints de prendre leur retraite prématurément.
Les entreprises chinoises sont toutes confrontées à ce dilemme. Si vous sortez du rang, vous êtes sanctionné en Chine. Et si au contraire vous êtes trop dans le rang comme Huawei, vous risquez d’être sanctionné par les États-Unis. Le problème, c’est que les entrepreneurs ne connaissent pas la politique et ne savent pas quoi faire. On constate aussi qu’une partie des jeunes sont à plat et manquent de motivation pour aller au travail, ce qu’on a appelé le syndrome « tanging ping ». Il y aussi les chiffres du dernier recensement, qui montrent que les Chinois ne souhaitent plus d’enfants et aussi qu’ils manquent de confiance dans l’avenir.
Comment se fait-il que vous puissiez encore vous exprimer, alors que tant de gens ont été réduits au silence ?
Mes parents ont appartenu au corps médical de l’armée, ce qui explique peut-être cette relative indulgence. Je pense aussi qu’ils ont besoin de lire des analyses autres que celles de la propagande. Je participe toutes les semaines à un débat sur le site Mingjing News hébergé aux États-Unis. Par ailleurs, je suis autorisé à voyager.
Qu’avez-vous à dire sur les célébrations du centenaire du Parti communiste chinois en juillet ?
Le 100e anniversaire du Parti est très important pour Xi Jinping, à titre personnel. C'est un événement crucial avant le XXe Congrès qui lui permettra de se prolonger dans un troisième mandat. C’est aussi un moyen de renforcer sa position au sein du parti, en particulier sa position de nouveau chef et successeur après un siècle d’histoire. C’est un geste de propagande majeur : les médias d’État travaillent sur un nouveau récit du socialisme à la chinoise servant à la fois de légitimer le rôle du parti et de ses dirigeants ainsi que la position de leader.
S’achemine-t-on vers un troisième mandat pour Xi Jinping ?
Ce qui est sûr, c’est que les tensions entre la Chine et l’Occident bénéficient à Xi Jinping. Il peut compter sur ces tensions internationales pour faire un troisième mandat. Mais si cela va trop loin, cette stratégie pourrait se retourner contre lui en entraînant une montée des critiques au sein de la communauté internationale et de l’opinion chinoise, en cas de performances économiques moindres, par exemple. Le contexte international conflictuel le sert, mais trop de tensions risqueraient de le faire perdre.
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