Moncef Marzouki: «Kaïs Saïed est en train de liquider tous les acquis de la révolution» en Tunisie
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L'invité d'Afrique matin est l'ancien président tunisien Moncef Marzouki, en poste entre 2011 et 2014. L'ancien chef de l'État revient sur les décisions prises par l'actuel président. Kaïs Saïed s’est octroyé les pleins pouvoirs en juillet 2021. Les libertés continuent de se restreindre dans le pays. Moncef Marzouki, actuellement installé en France, a, lui, été condamné à quatre ans de prison par la justice tunisienne. Il accuse le pouvoir de dérive dictatoriale. Il répond à Sébastien Németh.

RFI : Que pensez-vous de la situation politique actuelle de votre pays la Tunisie ?
Moncef Marzouki : La situation est bloquée parce que nous sommes à la fois dans une situation politique majeure. L’homme qui a pris le pouvoir légalement a dissous pratiquement toutes les institutions indépendantes. Ce qui fait que la Tunisie qui était un état démocratique est aujourd’hui un État non démocratique.
Comment expliquez-vous cette concentration du pouvoir entre les mains d’un seul homme et, d’ailleurs, sur quoi se base ce pouvoir ?
Malheureusement, c’est le retour, je dirais, aux fondamentaux. Pendant très longtemps, la Tunisie a été gouvernée par un seul homme, le pouvoir personnel, et cette tradition culturelle est restée dans l’esprit de beaucoup de gens. Et donc, la révolution qui est venue justement pour mettre fin au pouvoir personnel, pour le moment, ça n’a pas encore pris. Mais cela va prendre, car la révolution a quand même laissé des traces profondes et le retour au régime personnel ne sera pas facile.
Donc le président Kaïs Saïed ferait partie d’un mouvement de contre révolution…
Absolument, pendant les années où moi j’étais au pouvoir, il était dans la contre révolution. Il est en train de liquider pratiquement tous les acquis de cette révolution. Le retour au pouvoir personnel étant la cerise sur le gâteau si je puis dire. Kaïs Saïed a profité d’un désenchantement vis-à-vis de la révolution et il a profité aussi d’une vague de populisme comme il y en a eu dans le monde. Quelqu’un qui vient et qui sort de nulle part. Disant « je suis contre les politiciens corrompus », etc. Et ça marche ! Il a surfé sur cette vague, sauf qu’elle va retomber très rapidement parce que les populistes n’ont absolument aucune solution aux vrais problèmes économiques du pays.
Justement, qu’attendez-vous concernant l’avenir de la Tunisie. La tension sociale actuellement très forte en Tunisie pourrait amener un nouveau mouvement national de révolte comme on l’a connu il y a quelques années ?
Probablement pas identique parce que l’histoire ne se répète pas exactement de la même façon. Mais ce qui est sûr et certain c’est que les causes qui ont été à l’origine de la révolution, à savoir essentiellement la misère, le chômage, sont toujours là. Donc, il va y avoir une explosion sociale. L’essentiel, c’est que cette explosion sociale soit canalisée, qu’elle ne soit pas destructrice, qu’elle amène le retour des fondamentaux de la révolution et la reprise de la révolution. Parce qu’en fait, la révolution a été avortée en 2014 par la contre-révolution qui à son tour est elle-même en train d’avorter.
L’éventualité d’un coup d’État militaire, c’est un scénario qui vous semble possible ?
Oui. Mais pas du tout souhaitable. Moi, j’ai fait appel à l’armée pour qu’elle prenne fait et cause pour la Constitution. Kaïs Saïed est devenu un président illégitime et j’ai appelé l’armée à ne pas obéir à ses ordres, non pas pour prendre le pouvoir, mais tout simplement pour rétablir les institutions. C’est cela que l’armée devrait faire.
Actuellement, il y a une consultation nationale en ligne, jusqu’à fin mars. Le 25 juillet est prévu un référendum constitutionnel. Le 17 décembre, des législatives. Est-ce que vous croyez à ce calendrier ?
Non, pas de tout. Kaïs Saïed fait semblant de consulter les gens, mais ils ne sont pas dupes. C’est pour ça qu’ils ne participent pas à cette consultation. Ils savent très bien que la Constitution est déjà écrite. Ils savent qu’elle sera votée à 99,99%, comme dans toutes les dictatures. Cette Constitution qu’il veut faire entériner, c’est la circulaire 117 où il s’est arrogé tous les pouvoirs. Donc, ce sera quelque chose de similaire. Tout le monde sait que c’est le retour du pouvoir personnel. De toutes les façons, ce qui l’attend au tournant, c’est simplement encore une fois la crise économique.
Est-ce que le président Kaïs Saïed ne bénéficie pas des divisions au sein du Parlement, et des divisions internes du parti majoritaire Ennahdha ?
Bien sûr. Il a joué essentiellement sur cela. Mais là, je reviens à l’idée que j’ai toujours défendue, à savoir que le Parlement tunisien, avec toutes les tares qu’il a et que tout le monde lui reconnaît, a été aussi un Parlement qui a subi un véritable complot de destruction interne, c’est-à-dire qu’il y avait des parlementaires qui étaient là pour discréditer le Parlement, pour faire dégoûter les Tunisiens du Parlement, pour préparer justement les Tunisiens à l’idée qu’un Parlement, ça ne sert à rien, il faut une dictature. Ce qu’ils n’ont pas prévu c’est que le jeu allait profiter à quelqu’un d’autre qu’eux-mêmes. Mais le jeu est encore ouvert, c’est-à-dire que les sbires de ben Ali espèrent revenir au pouvoir, au pouvoir personnel, et reprendre le pouvoir à Kaïs Saïed. Maintenant, c’est une guerre à l’intérieur même de la contre révolution.
Comment, selon vous, pourrait-on sortir de cette crise politique actuelle ?
La seule façon, c’est de revenir au peuple, c’est-à-dire revenir aux élections, à des élections présidentielles et législatives dans des délais extrêmement courts, parce que l’État ne peut pas souffrir de cette instabilité politique, qui, elle-même, est contraire à toute relance économique.
Étant donné votre condamnation en Tunisie pour atteinte à la sécurité extérieure de l’État, est-ce que vous comptez rentrer dans votre pays natal ?
J’ai été condamné à quatre années de prison dans un procès surréaliste. C’est essentiellement pour que je ne rentre pas en Tunisie. Ils ont peur qu’éventuellement je pourrais être candidat en 2024. Donc comme cela ils sont sûrs, avec cette condamnation, que je ne pourrai pas l’être. Je voulais rentrer et accepter éventuellement d’aller en prison. Mais tous les gens sur le terrain m’ont dit « non, ce n’est pas le moment ». J’attends le feu vert de mes amis et qu’ils me disent : maintenant, vous pouvez rentrer parce que votre retour peut jouer un rôle important dans la crise. Je vais retourner en Tunisie. Je vais jouer un rôle politique jusqu’à ce que la Constitution soit rétablie, jusqu’à ce que la démocratie soit rétablie. Après, je pourrais prendre enfin ma retraite.
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