«La vie chère, de l’Afrique à l’Europe…»: le regard du chercheur au CNRS Vincent Bonnecase
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La colère contre la vie chère peut-elle faire tomber des régimes politiques ? Surtout quand les gens pensent que les prix des produits de base, des céréales notamment, ne sont pas seulement fixés par la loi du marché ? Vincent Bonnecase est chercheur en science politique au CNRS et publie, chez Flammarion, « La vie chère, de l’Afrique à l’Europe : quand la colère passe par les prix ». Il répond aux questions de Christophe Boisbouvier.

En 2008, les émeutes de la faim au Cameroun n'ont pas empêché Paul Biya de se maintenir au pouvoir. En 2019, les émeutes contre le prix du pain au Soudan ont fait tomber le régime d'Omar el-Bechir. Pourquoi les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets ?
Alors parce que l'histoire ou la politique, ce n'est pas une science exacte et qu'il y a la part de l'aléa. Ce qui est intéressant dans la comparaison que vous faites, c'est qu'à chaque fois que les mouvements contre la vie chère étaient très importants, ils se cumulaient d'ailleurs à d'autres raisons de la colère, comme par exemple le fait que Paul Biya veuille se re-présenter pour un nouveau mandat contre la constitution en 2008 au Cameroun. Et après, que ça bascule sur une révolution ou pas, ça dépend des rapports de force en présence et encore une fois de l'aléa. Mais ce qui est intéressant malgré tout dans ces deux mouvements, c'est de voir des acteurs, des actrices qu'on n'a pas l'habitude de voir dans les mobilisations sociales, des gens qui sont peut-être moins syndiqués, moins dans des partis politiques que d'ordinaire et c'est aussi ce qui en fait le caractère imprévisible. Et à mon avis, c'est un signe très important d'évolution des politiques, j'allais dire en Afrique, mais aussi dans le reste du monde, dans un pays comme la France.
Et vous dites qu'il y a une particularité, notamment au Sahel, c'est que, pour beaucoup de gens, les États y ont une responsabilité nourricière ?
Oui, c'est-à-dire qu'historiquement, les États ont, depuis la colonisation, construit leur légitimité sur leur proportion à nourrir les populations, c'est aussi des thématiques qu'on trouve en Europe par exemple au 18e siècle. Et dans cette configuration, les prix ont été un instrument important pour assurer cette régulation et ça explique très largement la colère face à la vie chère aujourd'hui. C'est-à-dire que, quand les prix augmentent dans un certain nombre de pays africains, c'est perçu par de nombreuses populations non comme le fait d'un déséquilibre du marché, comme on dirait dans un cadre d'analyse d'économie classique, mais comme le fait d'une défaillance politique.
Et vous dites du coup que « l'État grenier » est une figure importante de la légitimité politique dans l'espace sahélien, alors que, depuis les années 1990, depuis le tournant libéral, il n'y a plus de magasins d'État, il n'y a plus d'offices céréaliers...
Oui, il existait avant les ajustements structurels des magasins d'États, des offices céréaliers, qui finalement achetaient les céréales à une partie de la paysannerie pour les revendre dans les villes. Et ces différents outils ont été largement démantelés après les ajustements structurels, d'où la colère actuelle face à la vie chère.
Et vous citez l'exemple de 1974 au Niger où le président Hamani Diori est renversé par l'armée, par le colonel Kountché, à la suite d'une famine...
Tout à fait et, dans ce pays, la thématique de « l'État grenier » est spécialement importante, parce que le pouvoir qui a succédé à ce coup d'État a bâti une partie importante de sa légitimité sur sa propension à lutter contre la famine. Ce qui explique que ses successeurs, notamment le président Tandja en 2005, ont eu du mal à admettre la réalité de la crise alimentaire, parce que cette crise alimentaire mettait en pièces sa propre légitimité politique.
Est-ce que la nostalgie des années d'avant l'ajustement structurel peut entretenir la colère jusqu'à aujourd'hui ?
Oui, et puis surtout lui donner une forme un peu particulière. Parfois, vu de France, on est surpris par un certain attachement populaire à des régimes issus de coup d'État, et ça, ça s'explique par le fait que la période de démocratisation des années 1990 a été également une période de libéralisation économique et qu'aujourd'hui beaucoup de personnes s'en rappellent comme une période de détérioration très importante des conditions de vie.
Et pourquoi dites-vous, à propos des prix des produits de première nécessité, que la croyance aux lois du marché est moins partagée en Afrique quand dans le reste du monde ?
Parce que, quand on regarde la structure de consommation [dans beaucoup de pays africains], on s'aperçoit qu'on consomme assez peu de biens au quotidien et que, pour chacun de ces biens, la distribution est assurée par un nombre assez peu important de grands commerçants, dont tout le monde connait le nom et dont tout le monde suppute les liens entre ces grands commerçants et les autorités politiques en place.
D'où cette phrase dans votre livre : « En Afrique, les prix n'augmentent pas à cause de la loi du marché, ils sont augmentés par ceux qui ont le pouvoir de le faire » ?
Et cette phrase, oui, elle renvoie précisément aux perceptions populaires telles que je les ai rencontrées dans le cadre de mes enquêtes, notamment dans les quartiers populaires de Ouagadougou, de Bobo-Dioulasso et de Niamey, au Burkina Faso et au Niger.
Mais en pratique, c'est quand même la loi du marché qui fixe les prix ?
La loi du marché... Alors, si on se situe dans une analyse d'économie classique, oui, mais cette logique, elle est mise en cause par des tas d'économistes qu'on dit hétérodoxes, qui disent que le marché est fait par des vraies personnes, qui sont en position asymétrique, et que les prix sont faits aussi par ces relations d'inégalités et d'asymétrie. Par exemple, les céréales, aujourd'hui importées, qui constituent une grande part de l'alimentation dans les villes africaines, elles transitent par des sociétés de commerce, qui ne sont pas finalement si nombreuses à l'échelle mondiale. Et ces sociétés sont elles-mêmes en position de force par rapport à la constitution des prix, par rapport à la marge qu'elles peuvent se faire, tout cela étant extrêmement opaque. Je pense qu'aujourd'hui il faut aussi comprendre la colère face à la vie chère comme une demande de clarté des prix. Et du fait que les prix sont des réalités composites, il y a des tas d'acteurs finalement qui se nourrissent aussi de la vie chère en en tirant tous les bénéfices à l'échelle nationale ou à l'échelle internationale.
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