Cheikh Tidiane Gadio: «La question de la lutte contre le terrorisme, l'Union africaine l'a mal gérée»
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Ce jeudi 25 mai, l’Union africaine fête ses 60 ans. C’est en effet le 25 mai 1963 qu’a été créée à Addis-Abeba l’Organisation de l’unité africaine, l’OUA, c’est-à-dire l’ancêtre de l’Union africaine. La chute du régime d’apartheid, le poids de certains arbitrages en Côte d’Ivoire ou en Centrafrique… En 60 ans, l’UA a fait du chemin, mais elle est encore loin des « États-Unis d’Afrique » dont rêvaient ses pères fondateurs. De 2000 à 2009, Cheikh Tidiane Gadio a été le chef de la diplomatie sénégalaise. Aujourd’hui, il préside l’Institut panafricain de stratégie « paix, sécurité, gouvernance » et n’hésite pas à dénoncer « l’hyper-balkanisation » de l’Afrique.

RFI : L’OUA, puis l’UA, n’ont jamais réussi à créer les États-Unis d’Afrique. Mais ces deux organisations n’ont-elles pas quand même quelques succès à leur actif ?
Cheikh Tidiane Gadio : En 2013, quand on m’avait demandé de faire le bilan des 50 ans de l’OUA, j’avais dit que le bilan était mitigé. Mais j’avais dit que, dans les cinq objectifs principaux que je reconnais, le renforcement de l’intégration, le développement économique et social du continent, etc., je retenais en fait qu’il y avait un seul objectif qui avait été atteint : réussir la décolonisation du continent et mettre fin à l’apartheid. À part ça, au lieu de mettre fin au processus de balkanisation de l’Afrique, on a accéléré la cadence. C’est ce que nous appelons « l’hyper-balkanisation de l’Afrique » : on était 32 États en 1963, on est passé à 54 États en 2013, et aujourd’hui encore, avec tout ce qui se passe, il n’y a pas encore une dynamique qui nous donne l’espoir que nous allons régler définitivement la question de la balkanisation et construire les États-Unis d’Afrique.
Après la déclaration d’Alger de 1999 contre les changements anticonstitutionnels de gouvernement, on a espéré que le temps des coups d’État militaires était révolu. Mais aujourd’hui, est-ce que les coups d’États à répétition en Guinée, au Burkina, au Mali, ce n’est pas un retour en arrière ?
Non seulement, c’est effectivement un retour en arrière, mais avant ça, tout le monde sait que la question de la gestion de la lutte contre le terrorisme, l’Union africaine l’a mal gérée, les communautés régionales l’ont mal gérée. Et on se retrouve dans une situation où des militaires se croient obligés d’aller occuper les palais et les ministères, et essaient de régler eux-mêmes les problèmes. Et donc, 5 coups d’État dans l’espace de la Cédéao (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest) en deux ans, c’est véritablement un désastre pour les institutions en Afrique.
Beaucoup ne comprennent pas pourquoi la Guinée, le Mali, le Burkina ont été sanctionnés par l’Union africaine, et pas le Tchad, où il y a eu pourtant il y a deux ans un changement anticonstitutionnel. Comment l’expliquez-vous ?
Moi, je connais assez bien la situation du Tchad et j’ai eu une relation que tout le monde connait, très particulière, avec le président Idriss Déby Itno. Je salue d’ailleurs sa mémoire et le combat qu’il a mené pour la sécurité de l’Afrique. Lui et moi, je vous fais une confidence, on a discuté de la question du Tchad comme étant le verrou qui empêche le jihad et les terroristes de prendre l’ensemble du Sahel. Et il y avait un plan pour l’élimination d’Idriss Déby Itno lui-même. Et on lui conseillait tout le temps la prudence, etc., mais on connait son tempérament, très engagé, très guerrier, très courageux. Et il est allé tenter de régler lui-même le problème qui s’était posé. Selon les informations que nous avons, ce n’est pas juste un groupe de rebelles tchadiens qui ont éliminé Idriss Déby. On nous parle d’une nébuleuse où on retrouve les gens de Wagner, on retrouve les gens du maréchal Haftar, on retrouve beaucoup de groupes d’intérêts qui sont organisés, et on a éliminé le président Idriss Déby. Quand on a mis le Mali sous sanction de la Cédéao, j’ai trouvé ça totalement incohérent. Les sanctions contre les coups d’État dans une situation normale, je suis tout à fait d’accord. Mais quand un pays est attaqué par les terroristes, un pays exsangue, un pays par terre, vous dites à ce pays ‘nous venons vous aider’ en le sanctionnant, en le mettant sous embargo économique. J’ai trouvé cela très incohérent. Et donc, sur la question des sanctions, je suis assez nuancé pour ne pas dire plus.
Depuis les années 1970, l’OUA et aujourd’hui l’UA se déchirent sur la question du Sahara occidental. Est-ce que cette querelle ne risque pas d’empoisonner l’organisation continentale de nombreuses années encore ?
Mais ça l’a déjà fait depuis le début des années 1980 jusqu’à nos jours. Moi, en tant que panafricaniste convaincu, ce qu’on a fait au Soudan, prendre le plus grand pays africain de 2, 5 millions de kilomètres carrés, et dire que la solution, c’est d’utiliser les bistouris comme on le faisait du temps du partage de Berlin : on découpe une partie de 600 000 kilomètres carrés, on la donne au Soudan du Sud, en disant qu’on va régler le problème du Soudan. Depuis qu’on l’a fait, il y a eu plus 300 000 morts au Soudan du Sud, plus de 4 millions de déplacés sur les 12 millions d’habitants. La situation est devenue plus catastrophique qu’elle ne l’était. Personne n’a fait son auto-critique, notamment chez les Occidentaux qui avaient défendu que c’était cela la solution. C’est pour dire que régler les problèmes de l’Afrique par la balkanisation, c’est le passif économique, le passif politique les plus graves que le système colonial nous a laissés. L’AOF était un ensemble de l’Afrique occidentale française, l’AEF était un ensemble de l’Afrique équatoriale française, on travaillait bien ensemble, on pouvait aller ensemble. Le pays colonisateur à l’époque, la France, en se retirant, s’est organisé pour démanteler ces fédérations et nous laisser ce que Cheikh Anta Diop a appelé des « États nains », des États non viables. La preuve est donnée 60 ans plus tard. Donc, si le Maroc peut régler ses problèmes à l’intérieur de ses frontières, en respectant la spécificité des Sahraouis, moi, je suis pour cette démarche-là pour ne pas encore balkaniser davantage l’Afrique. Certains ont toutes les raisons d’aller gérer la question de l’Azawad. Ils sont différents des autres, on leur donne un État. En Casamance, ils sont un peu différents du Sénégal, on leur donne un État. Certains disent que la RDC n’est pas viable, il faut la découper en 5 ou 10 États. Le Nigeria, il faut le découper en quelques États. On se retrouve avec 80 États dans un continent qui avait une trentaine d’États à l’indépendance et qui aspirait aux États-Unis d’Afrique. C’est le comble de l’incohérence. Qu’on nous laisse ensemble !
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