Paulin Melatagia, chercheur camerounais: en matière d'IA, «l’Afrique développe ses propres solutions par la formation et la recherche»
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Ce 12 juin 2023, RFI explore les débats autour de l'intelligence artificielle (IA). Toutes les parties du monde sont interpelées par la révolution qui est en cours. Et l'Afrique développe d’ores et déjà sa propre expertise dans le domaine. Car l'IA, au-delà des inquiétudes qu'elle soulève, est porteuse de nombreuses opportunités pour le continent. Pour en parler, notre invité est Paulin Melatagia, le Responsable de l'équipe de recherche Sciences de données et IA au département d'informatique de l'Université de Yaoundé 1.

RFI : Paulin Melatagia, comment est-ce que le continent africain se positionne dans la révolution en cours autour de l’intelligence artificielle ? Est-ce qu’à l’heure actuelle il est un simple utilisateur des systèmes des autres, ou est-ce qu’il a ses propres pôles de développement de l’IA ?
Paulin Melatagia : L’Afrique est un acteur aujourd’hui qui développe ses propres solutions. Et les leviers à travers lesquels ces éléments sont mis en œuvre, c’est d’abord la formation, la recherche et le monde de l’entrepreneuriat qui de plus en plus met en œuvre des solutions d’intelligence artificielle.
Quels sont les lieux qui sont emblématiques à l’heure actuelle des compétences africaines en matière d’intelligence artificielle ?
On a l’Afrique du Sud qui porte énormément d’initiatives, il y a les universités,Stellenbosch par exemple, qui sont extrêmement avancées dessus. Si je prends l’Afrique de l’Est, on a le Rwanda et le Kenya notamment, qui abritent le projet « AI for development in Africa », un projet qui rassemble plusieurs chercheurs sur le continent. En Afrique du Nord, on a le Maroc, qui est un pôleextrêmement important en matière de développement de l’IA. En Afrique de l’Ouest, je citerais le Sénégal, qui a beaucoup de collaborations avec des pays comme le Nigeria, le Burkina, etc. Et en Afrique Centrale, c‘est le Cameroun qui a une très grande école en IA et qui de plus en plus travaille avec des pays voisins, je citerais le Gabon et le Congo Brazzaville.
Donc les compétences sont réparties de manière à peu près équitable sur le continent ?
Exactement. Non seulement elles sont réparties, mais la plupart du temps elles sont mises ensemble dans le cadre de communautés, dans le cadre de projets.
Quel est le ou quels sont les projets emblématiques de ce que construit l’Afrique en matière d’intelligence artificielle ?
On a beaucoup de projets, de très beaux projets aujourd’hui qui sont mis en œuvre, que ce soit au Sénégal, au Kenya, en Afrique du Sud. Concrètement, je prends l’exemple d’une application : un agent conversationnel en wolof qui propose des services de santé. On peut avoir un paysan qui se trouve dans son village et qui présente un certain nombre de symptômes, il peut appeler l’agent conversationnel grâce à son téléphone mobile, décrire ses symptômes et l’agent conversationnel, qui est automatique puisqu’il y a une intelligence artificielle derrière, va lui proposer des pistes de diagnostic, et éventuellement, si l’agent estime qu’il n’a pas toutes les compétences nécessaires, va le rediriger vers le centre le plus proche.
Est-ce que c’est un agent conversationnel qui existe déjà ou est-ce que c’est une application qui est en cours de développement ?
On en a déjà plusieurs qui sont développées sur l’Afrique.
Lors du sommet Transform Africa qui a eu lieu à la fin du mois d’avril, le président rwandais, Paul Kagame, a indiqué que pour lui, l’Afrique était le continent qui avait le plus à gagner de l’intelligence artificielle en raison, expliquait-il, de la façon dont ces applications vont réduire les différences entre les entreprises africaines et celles du reste du monde. Concrètement, de quelle manière est-ce que l’IA peut permettre cela, ce rattrapage africain ?
Effectivement, le gap entre les entreprises sur l’Afrique et les entreprises en-dehors peut être réduit en matière de productivité, dans différents domaines applicatifs, notamment la santé, l’agriculture… Mais il y a également la question de l’inclusion des populations. L’IA permet, notamment dans le cas de l’utilisation des langues africaines, d’inclure de plus en plus d’Africains dans la consommation de l’information, dans l’aide à la décision de manière générale. Nous, aujourd’hui, on travaille - au Cameroun comme ailleurs - sur des langues locales. On collecte des données, que ce soit la parole ou du texte sur des langues locales, et cela permet aux populations des zones reculées, qui ne parlent que les langues locales, d’avoir accès à l’information, d’avoir accès aux soins de santé - parce qu’elles expriment de manière naturelle les symptômes de leur maladie -, d’avoir accès à des informations sur l’agriculture, sur les pratiques agricoles, notamment avec tout ce qu’il y a comme perturbation climatique. Ils peuvent donc accéder dans leur langue, dans une langue qu’ils comprennent, aux prédictions que font les intelligences artificielles, et pour nous, cela favorise une certaine égalité en matière d’inclusion.
Finalement, contre tous ceux qui craignent que l’intelligence artificielle appauvrisse l’intelligence humaine, vous diriez, vous, qu’elle peut conduire à un meilleur partage des connaissances ?
Absolument, absolument. Aujourd’hui, si vous prenez quelqu’un qui n’a pas fréquenté l’école, donc qui n’a pas un niveau universitaire ou un niveau secondaire, cette intelligence artificielle là peut produire une connaissance qui va l’aider à améliorer son vécu et c’est un apport considérable.
Est-ce que les inégalités de connexion à internet sur le continent ne vont pas entrainer aussi des fossés socio-économiques de plus en plus profonds entre ceux qui seront connectés à l’univers de l’IA et ceux qui y seront totalement étrangers ? Est-ce que ça ne fait pas finalement de l’enjeu de la connexion à internet un enjeu encore plus pressant pour le continent africain ?
Absolument, vous avez raison. La connexion à internet est fondamentale pour consommer les produits de l’IA mais aussi pour enrichir l’IA. Et donc, c’est un défi que les gouvernements, que les entreprises, doivent pouvoir adresser pour qu’il n’y ait pas un gap entre les populations, par exemple, qui vivent en zone rurale et celles qui vivent en zone urbaine qui ont plus facilement accès à internet. Mais je pense qu’on a des solutions qui vont de plus en plus dans ce sens-là. Les opérateurs aujourd’hui arrivent à couvrir des zones reculées. On a également des acteurs qui sont en train de proposer des solutions de cloud africains, donc des cloud déployés en Afrique qui facilitent l’accès à un certain nombre d’informations à travers les réseaux.
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