Le grand invité Afrique

Haythem El Mekki: en Tunisie, «les gens pensent que Kaïs Saïed reste un meilleur choix pour eux que ses concurrents»

Publié le :

C'était il y a deux ans jour pour jour. Le 25 juillet 2021, le président tunisien Kaïs Saïed suspendait le Parlement, qui était présidé par le dirigeant islamiste Rached Ghannouchi. Et aujourd'hui, ce dernier est en prison. Quel bilan tirer de ce coup de force ? Les islamistes sont-ils les seules victimes de la répression actuelle ? Depuis la révolution de 2011, Haythem El Mekki est journaliste et chroniqueur sur la radio tunisienne Mosaïque FM. En ligne de Tunis, il répond aux questions de Christophe Boisbouvier.

Le président tunisien Kaïs Saïed arrive à la session de clôture du sommet du nouveau pacte financier mondial, le 23 juin 2023 à Paris.
Le président tunisien Kaïs Saïed arrive à la session de clôture du sommet du nouveau pacte financier mondial, le 23 juin 2023 à Paris. © via REUTERS / POOL
Publicité

RFI : Haythem El Mekki, il y a deux ans, le coup de force du président Kaïs Saïed contre le Parlement a été soutenu par une partie de la population tunisienne. Mais est-ce que ce soutien n’est pas en train de s’effriter ?

Haythem El Mekki : Je ne dirais pas qu’il est en train de s’effriter, parce que je ne dispose pas de données concrètes qui le prouvent, d’autant plus que les instituts de sondage avancent que la popularité du président se situe toujours à des niveaux très hauts, surtout qu’il profite de l’absence de concurrence sérieuse. Nous avons des cotes de popularité, des intentions de vote qui montent à 60%, et vous avez les concurrents directs du président qui se situent à moins de 10%. Donc, en gros, les gens pensent que la situation ne s’améliore pas. Mais ils pensent que le président Kaïs Saïed reste toujours un meilleur choix pour eux que la totalité de ses concurrents.

Oui, mais 80% d’abstention au référendum constitutionnel de l’année dernière, près de 90% d’abstention aux législatives d’il y a six mois, est-ce que ce n’est pas un signe quand même ?

Alors, il faut faire la différence entre la popularité du président, et la popularité de son projet politique. Le programme du président, c’est-à-dire ces élections législatives, etc., ça ne fédère pas une grande adhésion. Mais lui, par contre, si. Et ça, c’est essentiellement à cause du bilan catastrophique de la décennie passée, c’est-à-dire de ses adversaires, qui font que les gens continuent toujours d’associer la situation socio-économique catastrophique du pays au bilan de ces dix dernières années. Ils pensent que le président ne peut pas, objectivement, y changer grand-chose.

La condamnation, au mois de mai dernier, de Rached Ghannouchi, le chef du parti islamiste Ennahda, à un an de prison, est-ce que ce n’est pas inquiétant du point de vue de la démocratie ?

En fait, ce qui est inquiétant pour la démocratie n’est pas juste que Ghannouchi soit jugé. Déjà, parce qu’il n’est pas le seul à être jugé. Il y a plus d’une dizaine de leaderspolitiques qui sont actuellement en prison pour cette fameuse affaire de complot contre la sécurité de l’État, sans que l’opinion publique ne dispose de la moindre preuve ou de la moindre explication. Il y a également une décision de justice qui interdit aux médias d’évoquer cette affaire. Ne parlons pas des multiples affaires en justice contre des journalistes pour des articles qui ne font que critiquer le gouvernement. Et là, ces journalistes qui subissent ces plaintes et ces affaires risquent quand même dix années de prison. Ne parlons pas des lois liberticides qui sont employées pour mater l’opposition. Il y a beaucoup, beaucoup d’autres indicateurs qui démontrent qu’il y a quand même un recul conséquent en ce qui concerne la démocratie, les droits et les libertés publiques et individuelles. L’affaire de Ghannouchi n’en est qu’un exemple parmi des dizaines.

C’est ce que la vice-présidente du syndicat des journalistes tunisiens, Amira Mohamed, appelle « une dérive autoritaire dangereuse et une atteinte flagrante contre la liberté de la presse » ?

Oui, évidemment, j’en sais quelque chose. Moi-même, j’ai eu à faire à ces plaintes, avec mon collègue Elyes Gharbi. J’ai vu mon collègue Khalifa Guesmi condamné à cinq ans de prison en appel, pour un article qu’il a publié concernant le démantèlement d’une cellule terroriste, et ce n’était même pas une fausse nouvelle, ce n’était pas une intox. J’ai également vu le patron de la radio pour laquelle je travaille, Mosaïque FM, arrêté et accusé de blanchiment d’argent, soi-disant parce que la ligne éditoriale de la radio s’attaque aux symboles de l’État, aux responsables de l’État. C’est-à-dire que les indicateurs se multiplient et vont tous dans le sens de cette dérive autoritaire telle que décrite par le syndicat.  

Et qu’est-ce que vous espérez aujourd’hui ?

J’espère que la cabale actuelle contre les migrants subsahariens va se terminer et qu’on va essayer de régulariser leur situation dans le respect de la dignité humaine et des droits humains. J’espère que la Tunisie commencera enfin à reprendre ses esprits, à revenir à la raison et à arrêter de sombrer dans la folie totale et dans l’inconséquence, comme elle est en train de le faire depuis un an et demi à peu près.

Pourquoi ces attaques, de la part du président, contre les migrants africains depuis six mois ? Est-ce seulement par démagogie ? Est-ce seulement pour avoir plus de soutien dans certains milieux populaires tunisiens ? Ou est-ce aussi pour dramatiser et pour obtenir plus d'argent de la part de ses partenaires européens ?

Je pense qu'il y a un peu de tout, il y a quelque part la fameuse tendance des hommes à trouver des boucs émissaires, à accuser la partie la plus faible, à s'en prendre à des victimes imaginaires pour essayer de justifier leur échec, la situation difficile qu'ils vivent, etc. C'est un classique tout au long de l'histoire. À chaque fois qu'il y a une crise économique et sociale majeure dans un pays, ce sont toujours les minorités qui « prennent cher ». Donc, que ce soient les Noirs, que ce soient les étrangers, les migrants, les Musulmans, les Juifs, les homosexuels. Enfin bref, il y a toujours une minorité qui est accusée de tous les maux du pays et qui subit un lynchage en règle.

D'autant plus que, en Tunisie, il y a un vrai grand problème au niveau des migrants subsahariens. Parce que la Tunisie constitue une terre de transit pour une grande partie, on va dire des flux migratoires venant d'Afrique subsaharienne et même de Tunisie, de Libye ou d'Algérie. Et l'État tunisien n'arrive pas à gérer. Je pense que vous avez dû entendre parler des catastrophes qui ont eu lieu régulièrement : des embarcations de fortune qui sombrent, qui se noient en Méditerranée et des centaines de morts à chaque fois.

Donc, il y a un vrai problème, ce qui justifie dans l'esprit de plusieurs personnes la violence dont ils font preuve envers les migrants subsahariens. Il y a également l'énorme pression de l'Union européenne, et notamment de l'Italie, qui a peur qu'un éventuel écroulement de l'État tunisien mène à des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers de migrants qui traversent la Méditerranée pour rejoindre les côtes sud de l'Italie.

Et par-dessus tout ça, et depuis un an et demi à peu près, il y a une folie qui s'empare de la Tunisie qui devient quasi officiellement une « Facebookratie ». La présidence est très influencée par ce qui se passe sur les réseaux sociaux. On a vu le président réagir à la problématique de la migration irrégulière après une campagne sur Facebook. Récemment, il a réagi à un sketch fait par un humoriste au Festival de Carthage parce qu'il y a eu également une mobilisation sur les réseaux sociaux. Avant ça, il a libéré un groupe de jeunes rappeurs qui ont été arrêtés pour une chanson où il se moque de la police. C’était également suite à une campagne sur les réseaux sociaux. Et on a l'impression que l'ordre du jour de la République est adopté suite à une veille sur les réseaux sociaux. La République navigue au gré des tendances des réseaux sociaux.

NewsletterRecevez toute l'actualité internationale directement dans votre boite mail

Suivez toute l'actualité internationale en téléchargeant l'application RFI

Voir les autres épisodes