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Salomé Zourabichvili, présidente de la Géorgie: «L’objectif de la Russie est de bloquer notre accession à l’UE»

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Les Nations unies, l'Union européenne et les États-Unis dénoncent aujourd'hui la loi sur les influences étrangères, texte voté avant-hier en Géorgie. Celle-ci est surnommée la loi russe par ses détracteurs qui y voient un moyen d'étouffer les voix dissidentes dans les médias et les associations. Cette loi est même dénoncée par la présidente du pays, Salomé Zourabichvili, qui doit y mettre son veto. Néanmoins, le gouvernement a suffisamment d'appuis au Parlement pour le contourner. La rupture entamée au début de la guerre en Ukraine est désormais consommée entre le parti majoritaire et la présidente géorgienne. Elle en parle au micro de notre envoyé spécial à Tbilissi, Daniel Vallot.

Un manifestant tient un drapeau de l'Union européenne devant les forces de l'ordre lors d'un rassemblement pour protester contre un projet de loi sur les «agents étrangers» à Tbilissi, en Géorgie, le 14 mai 2024.
Un manifestant tient un drapeau de l'Union européenne devant les forces de l'ordre lors d'un rassemblement pour protester contre un projet de loi sur les «agents étrangers» à Tbilissi, en Géorgie, le 14 mai 2024. © Irakli Gedenidze / Reuters
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RFI : La loi sur les influences étrangères a donc été adoptée définitivement ce mardi 15 mai par le Parlement géorgien. Vous vous opposez depuis des semaines à cette loi. Qu’est-ce qui vous inquiète dans cette loi ?

Salomé Zourabichili : Tout obstacle sur notre voie européenne, tout ralentissement est une forme de retour en arrière. C’est quelque chose qui est voulu, et qui est dans l’intérêt de notre puissant voisin. Le grand objectif de la « Grande Russie » c’est de voir s’arrêter cette progression quasi inéluctable de la Géorgie vers l’UE. Progression qui a eu lieu au cours de ces 30 dernières années et qui s’est accélérée grâce la guerre en Ukraine.

C’est une loi qui est dictée par la Russie, selon vous ?

Elle n’a pas besoin d’être dictée. C’est une copie de la loi russe. Cette loi est devenue un symbole, une sorte de concentré de tout ce que l’on voyait depuis quelque temps, mais qui, aujourd’hui, est clairement affiché. Il faut lire le discours du 29 avril de Bidzina Ivanichvili (président d’honneur de Rêve géorgien, parti au pouvoir depuis 2012), qui est une sorte de déclaration de guerre à nos partenaires occidentaux. En tout cas, une déclaration qui inverse complètement les valeurs de la Géorgie, qui traite nos partenaires d’« agents d’influence », qui « cherchent à ouvrir ici un deuxième front », à « déstabiliser le gouvernement » et, dans l’ensemble, à « introduire l’instabilité dans le pays »… On se demande qui sont les occupants !

Paradoxalement, le parti au pouvoir et le gouvernement affirment qu’ils sont toujours pour l’intégration à l’Union européenne….

C’est autant un mensonge que la promesse qui a été faite, l’année dernière, de ne pas tenter de réintroduire cette loi ! Donc, les mensonges, cela fait partie de cette méthode de gouvernement que j’appelle bolchévique ou russe ou soviétique, comme vous voudrez : on trompe la population et la fin justifie les moyens. Ce sont des méthodes que l’on connait, que l’on pensait révolues en Géorgie, mais que l’on connaît. Le fait qu’il y ait, parallèlement, un langage très offensif contre nos partenaires européens et américains, et continuer de dire que l’on est pour l’Europe et que l’on va entrer dans l’Europe malgré tout… Tout cela, c’est un double langage. C’est très intéressant parce que ce double langage est destiné aux derniers partisans du parti Rêve géorgien – qui sont d’ailleurs de moins en moins nombreux. Parce que, eux aussi, veulent l’Europe. Le fait que 85% de la Géorgie veut l’Europe, ce n’est pas un mythe. C’est une réalité dont le gouvernement est obligé de tenir un peu compte. Donc, ils prennent des décisions qui vont à l’encontre de ce cheminement européen qui est un cheminement basé sur de vraies concessions, de vraies réformes. Mais, en même temps, ils annoncent que l’avenir est radieux et que nous allons entrer dans l’Union européenne !

En tant que présidente, vous avez des pouvoirs assez limités, mais vous avez un droit de veto. Est-ce que vous allez l’actionner contre cette loi ?

Oui, absolument. Je vais utiliser le droit de veto. Tout le monde sait, et moi la première, que ce veto est un veto politique. Parce que la majorité absolument monolithique (84 voix) qui a voté cette loi en un temps record, c’est la même majorité qui peut surmonter mon veto. Il n’y a pas photo… Mais ce veto est très important pour la population, parce qu’il représente la position politique de la population vis-à-vis de cette loi. Je ne fais que l’incarner, en quelque sorte.

Le gouvernement dit qu’il pourrait y avoir des négociations à l’occasion de ce veto. C’est-à-dire qu’ils pourraient proposer des modifications à la loi… Vous allez accepter d’engager des négociations avec eux ?

Je l’ai déjà dit plusieurs fois, très catégoriquement : d’abord, on ne négocie pas avec le diable et l’on ne négocie pas quand il n’y a aucun sujet réel de négociation. Parce qu’aujourd’hui, on ne peut pas négocier sur une loi quand c’est tout un ensemble qui est à changer – et c’est ce que la population, qui a beaucoup d’expérience de tous ces régimes autoritaires, sait très bien. À quoi servirait-il que moi, je rentre dans une négociation sur tel ou tel aspect de quelque chose qui est un problème d’ensemble et qui ne se règlera que dans son ensemble ? Cela se réglera avec les prochaines élections au cours desquelles la population devra choisir : ou l’avenir européen à travers les différents partis qui seront unis autour du projet d’adhésion à l’UE, ou de continuer sur la voie que leur propose le Rêve géorgien.

L’opposition est affaiblie, divisée. Vous pensez qu’elle peut renverser la table ?

Ce n’est pas l’opposition qui va renverser la table. Ce sont les gens que vous avez vus dehors qui vont se mobiliser et se mobiliseront sur quelque chose qui sera un référendum. Peu importe, en réalité, aujourd’hui, les partis d’opposition… J’essaye de les consolider, non pas sur les listes électorales, mais autour de ce projet européen. Sur ce projet européen, il n’y a pas beaucoup de difficulté à les consolider, parce qu’ils savent très bien que la population, elle, est rassemblée sur ce programme. Donc, l’important, c’est de faire de ces élections, non pas un choix entre différents partis qui, aujourd’hui, effectivement, ne sont pas très attirants, mais un choix de référendum sur l’Europe. Sur cela, je dois dire que M. Ivanichvili nous a beaucoup facilité la tâche parce qu’il a posé la question en ces termes. Qui sont nos amis, qui sont nos ennemis… Je crois qu’il faudra que la réponse soit apportée le 26 octobre prochain (date des élections législatives, Ndlr).

Vos amis, ce sont les États-Unis, c’est l’Union européenne. Les États-Unis ont réagi très vite et assez fermement au vote. L’Union européenne tarde un petit peu. Vous êtes déçue de ce délai ?

Non, parce que l’Union européenne, c’est l’Union européenne. Les États-Unis, c’est un pays, c’est une voix, c’est plus facile pour prendre des décisions plus immédiates. Je connais bien le fonctionnement des institutions européennes. Il va falloir que les pays discutent, il y a un Conseil européen dans peu de temps… Ce que je dis, c’est que le message doit être clair : cela doit être un message de soutien à une population qui a montré dans quelle direction elle veut aller. Un message de critique et d’avertissement aux autorités. Mais les décisions drastiques, radicales qui mettraient en cause la libéralisation des visas ou le statut de candidat, tout cela devra attendre. Cela devra attendre les élections. Que la population soit consciente que c’est dans les élections qu’elle choisira son avenir, y compris vis-à-vis de ces deux sanctions majeures.

Il y a la possibilité de sanctions personnelles contre M. Ivanichvili, son entourage…

Ce n’est pas à moi de le dire… C’est une question qui est posée aux différents pays au sein du Conseil européen ou individuellement. Ce n’est sûrement pas moi qui vais préconiser telle ou telle mesure et l’opposition fait cela très bien. Ce n’est pas mon rôle. Mon rôle est de dire : ne punissez pas la population, qui a montré très clairement ce qu’elle veut et sa volonté, laissez-lui le temps de le montrer là où vous savez où se trouve la démocratie, c’est-à-dire dans les urnes.

Vous avez encore de l’espoir pour l’avenir européen et démocratique de la Géorgie ?

Totalement. Si je n’avais pas d’espoir, je ne serais pas ici. On a connu des jours beaucoup plus difficiles, on a connu la guerre, l’occupation. L’occupation de 20% du territoire géorgien n’a jamais, à aucun moment, fait dévier la Géorgie de sa trajectoire. Jamais il n’y a eu la tentation de se dire « il vaut mieux être complaisant avec le pays qui nous occupe parce qu’on n’a pas beaucoup d’autres moyens. » Donc, je suis tout à fait confiante dans ce pays et dans sa santé politique et mentale !

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