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Assassinat d’Amilcar Cabral : 50 ans après, sa veuve revient sur les faits

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Il y a cinquante ans, le dirigeant indépendantiste bissau-guinéen et cap-verdien Amilcar Cabral était assassiné devant son domicile à Conakry. L’attaque a été menée par un petit commando de militants de son mouvement, le PAIGC (Parti Africain pour l’Indépendance de la Guinée et du Cap Vert) qui, selon de nombreuses sources, étaient en lien avec les services portugais. La veuve d’Amilcar Cabral, Ana Maria, était à ses côtés ce soir-là. Elle raconte. 

Portrait d'Amilcar Cabral à l'intérieur du siège du PAIGC à Bissau.
Portrait d'Amilcar Cabral à l'intérieur du siège du PAIGC à Bissau. Miguel Martins/RFI
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RFI : Ce 20 janvier 1973 vous êtes à Conakry avec votre mari, Amilcar Cabral. Quel souvenir gardez-vous de cette journée avant les événements tragiques de la nuit ? 

Ana Maria Cabral :  Il avait déjà reçu plusieurs renseignements des services d’espionnage de divers pays amis de l’époque… C’est moi qui n’étais au courant de rien. Mais j’ai vu qu’il était très soucieux ce jour-là. Il était très, très inquiet.

Après, il y avait une réception, si je ne me trompe, à l’ambassade de Pologne. Il n’était pas franchement du genre à fréquenter souvent les réceptions… Mais là il m’a dit « exceptionnellement, allons-y, d’autant plus qu’on n’a jamais reçu d’aide de la part de la Pologne. Allons-y, donc, pour leur rappeler que nous avons également besoin de leur solidarité. »

On y est donc allés. Et je me suis rendu compte qu’il ne voulait plus en partir. Comme s’il avait le pressentiment que c’était le dernier jour de sa vie. Il parlait à absolument tout le monde : des ambassadeurs, d’autres diplomates et ne montrait aucune envie d’en partir.

RFI : Est-il vrai que vous aviez souhaité emporter par sécurité un pistolet pour aller à cette réception à l’ambassade de Pologne, mais que Amilcar Cabral vous en avait empêché ?  

AMC: C’est vrai, j’avais voulu emporter un pistolet, mais il n’a pas permis qu’on le prenne. Parce que j’avais bien compris que quelque chose se passait. Je ne savais pas ce qu’il en était, je n’avais pas les informations. Mais il n’a pas autorisé que l’on prenne le pistolet, il n’a pas non plus accepté d’agent de sécurité avec nous. Nous y sommes allés tous les deux, seuls, sans ni pistolet ni aucune sécurité.

On revient donc à la maison qui était attenante au secrétariat du PAIGC. Et là, on voit que la maison était assiégée de partout.

RFI : Qu’est-il arrivé à votre retour ? Qu’avez-vous vu ?

AMC : Il a compris que la maison était assiégée, moi je me suis dit que c’étaient des agents habituels de la sécurité. Mais ce n’était pas ça. Ils se sont approchés de lui, ils ont voulu le ligoter…

J’ai appris ensuite seulement que l’accord qu’ils avaient avec Spinola [Antonio de Spinola, le gouverneur militaire de Guinée Bissau, Ndlr] c’était de livrer les principaux dirigeants du PAIGC, qu’il y aurait des vedettes portugaises au large de Conakry pour les emmener ensuite vers Bissau pour être remis à Spinola.

Ils ont voulu attacher Cabral, il leur a dit « Non ! Ne me ligotez pas ! ». Ils ont commencé à discuter. « S’il y a des problèmes, il leur a dit, allons-nous asseoir au secrétariat et parlons-en ! »

« Mais me ligoter, il n’en est pas question, on ne va pas commettre la même erreur que les colonialistes. Ligoter quelqu’un, c’est la preuve d’un manque de respect vis-à-vis d’un être humain, c’est humiliant, on peut attacher des poules, des bêtes, mais pas des êtres humains ! Là est l’une des principales raisons de notre lutte de libération ! »

J’étais perplexe, la discussion se poursuivait, mais ne débouchait sur rien, je ne comprenais rien du tout. À un moment donné, il dit « Autant être tué plutôt que de me faire ligoter ! »

Et voilà, Inocencio Kani a saisi l’occasion et a tout de suite fait feu contre Amilcar. Je ne me souviens plus exactement du nombre de coups de feu qu’il y a eu en tout… si ce n’est que le rapport d’autopsie avait fait état de 8 ou 9 balles en tout sur son corps, il me semble.

RFI :  Amilcar Cabral est la cible d’un premier tir de revolver de la part de Inocencio Kani… puis il essuie une rafale de kalashnikov… 

AMC : Oui, voilà, c’est cela, tirée par un autre dont je ne me souviens même plus du nom… Aristides Pereira, qui était son principal adjoint, était dans le secrétariat. Il en est sorti quand il a entendu des coups de feu, il a appelé les gardes en leur demandant ce qui se passait à l’extérieur.

Cabral était déjà par terre tout ensanglanté. En voyant Aristides, ils se sont empressés de l’immobiliser et de le ligoter.

RFI : Que se passe-t-il une fois que le commando a tué Amilcar Cabral ? Est-ce qu’il meurt tout de suite sur place, que s'est-il passé après ?

AMC : Bien qu’on lui ait tiré dessus, il ne meurt pas tout de suite, il continue à parler alors qu'il saigne du ventre...  en leur disant « Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Les colonialistes sont encore chez nous, notre terre n’est pas encore indépendante. » Des choses de ce type parce qu’il était quelqu’un de très mobilisateur !

Je me suis mise à crier, pour appeler les voisins, des Guinéens de Conakry qui habitaient en face. Mais on m’a capturée, on m’a attachée et on m’a emmenée vers une maison un peu en retrait… que nous appelions « La Montagne » où, par le passé, nous avions retenu des prisonniers portugais -des soldats, surtout- que les Portugais avaient réussi à faire libérer… et nous sommes restés là… plus tard la secrétaire, Rosete Vieira, est arrivée toute blessée, et encore d’autres : Vasco Cabral, José Araujo, je ne sais plus trop !

Plus tard, nous avons été libérés par l’armée de Sékou Touré qui a envoyé un ministre nous libérer et on a été emmenés vers le palais de Sékou Touré.

Mon inquiétude, c’était de savoir si les troupes de Sékou Touré avaient pu sauver Cabral… Mais après, le ministre de la Santé, lui-même, est venu me dire qu’après avoir essuyé 8 ou 9 coups de feu, ça n’avait pas été possible.

RFI : Amilcar Cabral avait été averti par différents interlocuteurs des risques d’assassinat. Pourquoi ne s’est-il pas plus protégé ? Pourquoi étiez-vous seuls ce soir-là ? 

AMC : Parce qu’il était comme ça, il pensait que les amis s’inquiétaient trop ! Que de toute façon, même s’il était tué notre lutte était très avancée… Il était complètement sûr que la lutte se poursuivrait jusqu’à la victoire finale, comme d’ailleurs ça a été le cas.

RFI : Est-ce que Cabral évoquait avec vous parfois la possibilité qu’il soit assassiné ? 

AMC : Pas de manière très directe, mais il l’évoquait quand même. Il disait alors « Continue à bien éduquer nos enfants, avec des principes ». Des choses comme cela !

RFI : On sait qui a tiré sur votre mari… mais il y a aussi ceux qui ont été derrière cet assassinat, les commanditaires. Quelle est la thèse que vous privilégiez, vous ? 

AMC : Je privilégie la thèse des colonialistes ! Les colonialistes…

RFI : Le Portugal, le régime colonial portugais ?

AMC : Le régime colonial, notamment Spinola qui avait déjà entraîné des gens au Cap-Vert, à la prison de Tarrafal, puis qui les a envoyés sur le terrain guinéen, présentés comme des déserteurs alors que tout ça ce n’était que des mensonges !

RFI : Est-ce que vous pensez que certains responsables de Guinée (Conakry) ou Sékou Touré lui-même ont joué un rôle dans cet assassinat ? 

AMC : Non, Sékou Touré je n’y crois pas. Mais il est fort possible qu’il y ait eu derrière quelques responsables de Guinée Conakry. Mais Sékou Touré lui-même, je n’y crois pas !

Ce groupe d’assassins, après avoir tué Cabral et arrêté Aristides Pereira et d’autres dirigeants, a eu l’accès facilité au palais de Sékou Touré par ces gens-là, justement dans l’entourage de Sékou Touré.

RFI :  Cinquante ans ans après sa mort, quelle leçon Amílcar Cabral laisse-t-il aux jeunes générations ? 

AMC : La leçon qu’il laisse, c’est qu’il faut que nous préservions notre indépendance, notre dignité. Qu’il faut que les gens fassent tout leur possible pour vivre dignement, pour être cultivés. Et, bien évidemment, défendre notre patrie, ne pas permettre que des tiers puissent nous mettre d’autres idées dans la tête.

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