«Cults» au Nigeria: «Il n'y a jamais eu de volonté politique d'en venir à bout»
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C'est une plongée passionnante autant que glaçante que propose le livre Mafia Africa qui vient de sortir. L'enquête, signée par nos confrères Joan Tilouine et Célia Lebur, propose une exploration de certains réseaux criminels nigérians, ceux qu'on appelle les « cults ». Dans cet ouvrage, on découvre leurs ramifications internationales, notamment en Europe. Mais aussi un monde de rituels sanglants, de victimes déshumanisées et de combats pour le contrôle de territoires criminels. Entretien avec Célia Lebur, co-auteure de l'enquête.

RFI : Célia Lebur, qui sont les cults, ces confréries qui sont au cœur de votre enquête ?
Célia Lebur : Les cults sont des organisations criminelles nigérianes qui sont nées à partir des années 1950 sur les campus des universités nigérianes dans le sud du pays et qui, au fil des décennies, se sont dévoyées en organisations criminelles. Aujourd’hui, les cults sont impliqués dans le trafic de drogue, dans les réseaux de proxénétisme, dans la traite d’êtres humains et dans la cybercriminalité notamment.
Quel rôle joue la ville de Benin City, cette ville du sud du Nigeria, dans l’organisation des cults ?
Benin City joue un rôle majeur à plusieurs égards. Déjà, c’est la ville principale de départ des femmes qui vont être prostituées en Europe. C’est vraiment l’endroit d’où l’immense majorité part. Par ailleurs, c’est aussi en fait la ville où sont nées deux des plus puissantes confraternités cultistes, Black Axe, et Maphite. Elles sont nées dans les années 1970 sur le campus de Benin City Uniben (« Université de Benin »).
On découvre aussi avec vous que le quartier le plus chic de Benin City, la Government Reserve Area (GRA), est aussi l’endroit où converge l’argent des cults, où s’installent certains de leurs responsables…
Il y a à la fois les politiciens, « la vieille aristocratie », l’élite traditionnelle de Benin City, qui vit dans la GRA comme on l’appelle. Et il y a par ailleurs aussi tous les nouveaux riches, ceux que les gens de Benin City appellent eux-mêmes les « nouveaux riches », c’est-à-dire les Yahoo Boys du nom du moteur de recherches Yahoo, qui vraiment pratiquent les escroqueries en ligne, les « Madames », les proxénètes, les grands chefs cultistes. Tout ce monde-là se retrouve dans la GRA et s’achète des maisons absolument somptueuses et vit le plus tranquillement du monde.
On accompagne justement dans votre ouvrage certaines des victimes de ces cults, des jeunes femmes à qui on vend du rêve et qui finissent sur les trottoirs des grandes villes européennes. Il y a par exemple le visage d’Odion qui a osé ébranler le système des cults à Marseille. Qui est-elle, Odion ?
Odion, c’est la première qui dénonce et qui raconte ce que font ces hommes, qui en fait sont en embuscade, qui sont là derrière ces réseaux. Leur ultra-violence, le sadisme absolu, avec lequel ils gouvernent et ils dominent les femmes. Et on constate leur emprise de plus en plus grande sur la ville de Marseille, à la fois sur les réseaux de prostitution, sur les territoires de prostitution selon les quartiers, mais aussi sur le trafic de drogue.
On rencontre aussi dans votre ouvrage Purity, une jeune femme qui tente la traversée pour l’Europe, qui part du sud du Nigeria, et qui finalement échoue à traverser la Méditerranée.
On suit l’épopée de Purity : elle part de Benin City, elle passe par Kano dans le nord du Nigeria, ensuite par Agadez au Niger, puis la Libye, où elle restera bloquée. Mais ce qui est vraiment très frappant dans l’histoire de Purity, c’est qu’on se rend compte qu’en fait les réseaux nigérians sont absolument partout le long de la route migratoire. Qu’ils contrôlent certains camps, où les migrants sont gardés. Qu’ils sont en lien avec les « Madames » et les autres cultistes en Europe. Donc tout cela est quand même extrêmement structuré et organisé. Et elles sont bien entre les mains de Nigérians ces victimes-là, tout le long de la route, et non pas d’étrangers.
L’activité de ces réseaux est marquée par une violence omniprésente. Violence contre ceux qui sont transportés vers l’Europe, mais aussi violence entre cultistes eux-mêmes. Les trahisons se payent à l’arme à feu, on le voit bien en lisant votre ouvrage, et les différents cults se livrent donc à une guerre de territoire là où ils sont implantés.
Entre cults, les guerres sont incessantes pour le contrôle de trafics, de territoires, etc. Entre Eiye et Vikings, entre Vikings et Black Axe, entre Black Axe et Eiye, etc. Ça, on le voit en permanence, et il y a aussi les guerres de territoires avec les autres groupes des territoires sur lesquels ils s’implantent.
Comment ce système des cults a pu à ce point gangréner la société de l’État d’Edo, dans le Sud du Nigeria, et s’étendre ensuite à l’international. Comment est-ce possible ?
C’est un sujet extrêmement tabou au Nigeria les cults, personne n’en parle jamais. C’est aussi parce que beaucoup de gens puissants et de politiciens en sont. Et dès le départ les cults ont été instrumentalisés par les militaires, au pouvoir à partir des années 1970. En fait, ils s’en sont servis contre la jeunesse qui menait la fronde populaire contre les dictatures. Donc ils ont instrumentalisé les cults, et depuis lors en fait les gouvernements successifs et les politiciens ont tous vu l’intérêt de se servir des cults d’une manière ou d’une autre pour leurs propres intérêts. Donc, il n’y a jamais eu de volontés politiques de venir à bout de ce phénomène au Nigeria. Jamais.
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