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Jérôme Tubiana: «L'ampleur du conflit au Darfour est plutôt similaire géographiquement à celle d'il y a 20 ans»

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L'inquiétude va croissant sur l'évolution de la situation au Darfour. Les civils de cette région de l'ouest du Soudan sont victimes de la lutte de pouvoir qui oppose les généraux Mohamed Hamdan Daglo, dit « Hemetti », et Abdel Fattah al-Burhan. Il y a vingt ans, les États-Unis avaient qualifié les massacres dans cette région de génocide. Ce à quoi on assiste actuellement est-il réellement similaire à ce qui s’est passé en 2003 ? Réponse de Jérôme Tubiana, conseiller de l'ONG Médecins sans frontières (MSF) sur les questions de réfugiés et spécialiste du Soudan.

De la fumée s'élève d'un quartier de Khartoum, au Soudan, le 22 avril 2023.
De la fumée s'élève d'un quartier de Khartoum, au Soudan, le 22 avril 2023. AP - Marwan Ali
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RFI : Le secrétaire d’État américain Anthony Blinken parle d’ « échos obsédants » au Darfour, des échos de ce qui s’est passé il y a vingt ans. À l’époque, les États-Unis avaient qualifié les massacres dans l’ouest du Soudan de génocide. Ce à quoi l’on assiste actuellement est-il réellement similaire à ce qui s’est passé en 2003 ?

Jérôme Tubiana : En 2003, en raison de l’émergence d’une petite rébellion au Darfour qui recrutait parmi les communautés non-arabes, le régime d’Omar el-Béchir, à Khartoum, avait choisi de former des milices arabes, les Janjawids. Et, à l’époque, l’armée et les Janjawids attaquaient plutôt ensemble les communautés civiles non-arabes, en brûlant les villages, en provoquant le déplacement de plus de trois millions de civils. Il y a eu des centaines de milliers de morts, les hommes étaient systématiquement tués, les femmes violées.

Aujourd’hui, c’est différent, l’armée ne se bat plus contre les rebelles, mais contre les Forces de soutien rapide (les FSR, du général Hemetti), qui sont le dernier avatar des Janjawids. L’essentiel des combats a lieu entre ces deux forces et les civils ne sont pas forcément pris pour cible, mais plutôt victimes de tirs croisés, de bombardements indiscriminés ou de dégâts collatéraux. Mais il y a tout de même quelques exceptions à ce que je décris là : il y a eu des épisodes de violences durant lesquels les civils ont été pris pour cible en raison de leur appartenance ethnique. Et ça a été surtout le cas au Darfour-ouest, en particulier dans la capitale de cet État, El-Geneina, lors de deux épisodes de violences de masse qui ont eu lieu en juin et novembre 2023.

Les milices arabes locales, alliées aux Forces de soutien rapide (FSR) ont pris pour cibles les Masalits, la communauté indigène du Darfour-ouest. Ils ont tué systématiquement les hommes. Ils ont ciblé aussi des personnalités importantes, des notables, et ils ont poussé la plus grande partie des survivants, plusieurs centaines de milliers de personnes, à fuir vers le Tchad. Donc, ce sont ces épisodes de violences qui rappellent surtout les violences de 2003-2004.

Est-ce qu’on est capables aujourd’hui d’avoir une idée de l’ampleur de la zone qui est déstabilisée par les violences au Darfour ?

Il y a eu des combats dans tous les cinq États du Darfour. Donc, l’ampleur du conflit est plutôt similaire géographiquement à celle d’il y a vingt ans. Ils ont été plus intenses au Darfour-ouest et moins intense au Darfour-est, qui est un État essentiellement arabe, où l’armée semble avoir évacué sans combattre.

De quelle manière est-ce que les groupes rebelles du Darfour se positionnent dans cette guerre entre les partisans du général al-Burhan et ceux du général Hemetti ?

Au départ, quand le conflit a commencé, le 15 avril, dans la mesure où ils considèrent qu’aussi bien les Forces de soutien rapide (FSR) que l’armée régulière ont été leurs ennemis historiques, ils ont plutôt mis en avant une position de neutralité et un investissement pour protéger les civils, notamment les civils de leur communauté.

Après que les Forces de soutien rapide (FSR) ont pris quatre capitales sur les cinq États du Darfour, après qu’il y a eu ces massacres dont on parlait à El-Geneina, ces groupes rebelles ont fait savoir aux Forces de soutien rapide (FSR) que le Darfour-nord et sa capitale, El Fasher, étaient une ligne rouge et que, si elle était franchie, ils entreraient en guerre contre les Forces de soutien rapide (FSR), avec ou sans le soutien de l’armée. Et ils ont mobilisé des forces en vue de cette possible guerre, aussi bien parmi des groupes rebelles ayant signé la paix auparavant que parmi d’autres qui sont toujours en guerre.

Il y a eu une mobilisation et une unité sans précédent parmi ces groupes rebelles et parmi leur communauté. Cet ultimatum, pour l’instant, semble avoir fonctionné. Les Forces de soutien rapide (FSR) sont parties attaquer Wad Madani dans la vallée du Nil, mais si elles reviennent ensuite à El Fasher, il sera sans doute impossible d’éviter que le conflit prenne davantage une tournure ethnique entre Arabes et non-Arabes. Et, sans doute, impossible d’éviter que le conflit ne s’étende au Tchad, car les communautés arabes, d’un côté, et les communautés zaghawas, de l’autre, sont aussi particulièrement importantes au Tchad et, sans doute, plus solidaires que jamais avec leurs communautés au Darfour.

Le Programme alimentaire mondial (PAM) craint une « famine catastrophique » sur les États du Darfour dans les mois qui viennent. Est-ce que ce sont des craintes que vous partagez ?

C’est un peu devenu une habitude de tirer la sonnette d’alarme de la famine dans chaque conflit pour que les bailleurs de fonds se montrent un peu plus généreux, mais le Programme alimentaire mondial a raison d’être préoccupé à mon avis. D’abord, on ne voit pas de fin à cette guerre, il n’y a pas de volonté politique d’un cessez-le-feu, ne serait-ce que pour des motifs humanitaires.

Ensuite, l’approvisionnement humanitaire, y compris l’approvisionnement en aide alimentaire, est extrêmement limité à cause de la fermeture des aéroports. On est dans une situation vraiment très inhabituelle. Notamment du fait que tout vient habituellement de Port-Soudan, sur la mer Rouge, qui est aujourd’hui coupé de Khartoum et de l’ouest du Soudan. Par ailleurs, les bailleurs de fonds, malheureusement, sont plus intéressés par d’autres crises que le Soudan. Les dons sont peu importants et vont diminuant… Et même dans l’est du Tchad, qui est pourtant facile d’accès, l’aide, y compris alimentaire, est très inférieure aux besoins.

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