Notre série d’été des Ports du monde nous emmène aujourd’hui à Calais. Cette ville du nord de la France est la plus proche des côtes britanniques. Des ferries de tourisme et de commerce relient Calais à Douvres, sa voisine anglaise. Sa proximité avec le Royaume-Uni en fait également un lieu important de passage pour les migrants clandestins.

Pour entrer dans le port commercial de Calais, il faut faire partie des initiés qui possèdent le précieux badge. Toute la zone a été clôturée par des grilles de plusieurs mètres de hauteur. « C’est pour éviter que des migrants clandestins accèdent à la zone et essaient de monter dans les camions qui partent pour Douvres », nous explique notre guide Charles Devos.
Dans la voiture du patron des Sauveteurs en mer, derrière un fourgon de CRS, nous pénétrons donc dans la zone. Sur un immense parking, des remorques de camions attendent, alignées. « Les conducteurs laissent leurs remorques ici, et ensuite un tracteur les chargera sur le ferry », poursuit Charles Devos. Ici, c’est la principale activité : les ferries qui transportent aussi bien marchandises que voyageurs.
Celui que l’on appelle Charlot a passé une grande partie de sa vie sur ces quais. Après quelques années au large sur un chalutier industriel, il a été embauché au lamanage du port de Calais. Sa mission était d’aider les bateaux à pénétrer et s’amarrer au port. Parallèlement, il est entré chez les Sauveteurs en mer de Calais pour en devenir finalement le patron. « Nos missions ont beaucoup évolué avec l’amélioration des outils de navigation. Aujourd’hui, les bateaux sont bien moins souvent en situation de détresse. Par contre, nous intervenons beaucoup plus pour venir en aide à des embarcations de migrants clandestins. »
Tout en nous faisant visiter la vedette des sauveteurs, Charlot garde une oreille sur sa radio. « Cela nous permet parfois d’anticiper les alertes que le centre opérationnel nous envoie. Une fois que le centre déclenche l’alerte, souvent en pleine nuit, nous avons 15 minutes pour amarrer. Dès que nous sommes un équipage de huit à bord, je pars. » Là commence alors une mission difficile dans l’obscurité et parfois, sous la pluie ou le vent. Il faut s’approcher de personnes souvent terrorisées, garder le bateau stable et surtout, la grande peur de Charlot, ne laisser personne tomber entre les deux bateaux. « Vous savez, quand la mer est agitée, les bateaux vont et viennent l’un contre l’autre. Ce n’est vraiment pas facile ».
Un port sans marin
C’est en partie parce que cette mission demande une certaine dextérité que Charles Devos peine à trouver un remplaçant à la tête des sauveteurs. Il est déjà à la retraite, mais dans deux ans n’aura tout simplement plus le droit de participer aux alertes de cette équipe de bénévoles. Pour le remplacer, il faut une personne habituée à la mer… Un marin. Mais à Calais, c'est une espèce en voie de disparition, tout comme les poissons. Il n’y a plus que deux petits bateaux de pêche au port.
« Toute la chaîne alimentaire a été décimée, regrette Charlot, même les petits poissons qui servent à nourrir les plus gros prédateurs. Ils sont pêchés et transformés en farine pour nourrir les élevages industriels de saumons. » Le vieux loup de mer n’est pas surpris, il a vu au fil des années ce qu’il décrit comme des « bateaux-usines » arracher les fonds de la Manche, emportant avec eux la faune et la flore sans distinction, pêcher les poissons avec leurs œufs, brisant ainsi le cycle de reproduction. Charlot a donc dû se résigner à former des « terriens » afin qu’ils soient prêts à reprendre la barre.
Une fois les naufragés montés sur le bateau des sauveteurs, ils sont déposés sur le port de Calais. « Après ça, ce sont les autorités françaises qui reprennent le flambeau. » Depuis quelque temps, ni les journalistes, ni les organisations humanitaires n’ont accès aux « retours au port ». Thomas Chambon travaille pour l’association Utopia 56, il a assisté quelques jours avant notre rencontre à ce type de situation. « Nous étions bloqués derrière les grilles. Alors, nous avons fait passer des gâteaux et des bouteilles d’eau à travers les grilles. Finalement, seules les femmes avec enfants ont pu être emmenées par une association. Les autres ont leur a dit “go ! go ! go !” parmi eux, il y avait des femmes et un jeune qui semblait être mineur. Mais les policiers ne sont pas allés lui demander. »
La nuit, les départs organisés par des passeurs se déroulent souvent sur les plages aux alentours de Calais. Les soirs où les conditions météorologiques semblent appeler à prendre la mer, Thomas Chambon organise des maraudes sur le littoral pour aider ceux qui n’ont pas réussi. À ses côtés, nous scrutons les dunes à la lumière de la lune : « Nous nous sommes arrêtés parce que nous avons vu des CRS. Peut-être qu’ils cherchent du monde ou qu’ils sont en intervention. Nous voulons nous assurer que tout se passe bien pour les exilés. »
« Ils me tueront peut-être, mais je préfère rentrer chez moi »
Cette nuit-là, aucune ombre ne se détache de l’obscurité. Sur la plage de Calais, le soleil et les baigneurs ont fini par reprendre leurs droits. Loin de là, dans un parc du centre-ville, un homme attend assis sur son matelas de camping. Il nous accueille d’un sourire paisible. « Je vais rentrer chez moi en Afghanistan », souffle-t-il. Il ne nous donne ni son nom et ni son âge, mais nous raconte cette longue route qu’il sait devenue banale, car empruntée par des milliers d’âmes : « Je suis passé par l’Iran, la Turquie, puis j’ai pris la mer. Au final, je suis arrivé à Paris, j’ai voulu faire une demande d’asile, mais la préfecture me renvoie à la police et la police à la préfecture. Ils ne m’ont pas indiqué où dormir donc je suis resté à la rue pendant trois mois, ce n’est pas une vie. »
Difficile d’imaginer toutes les difficultés que celui que l’on appellera Mojib omet de nous raconter. Avant de partir, il avait emprunté l’équivalent de 25 000 euros à sa famille. Aujourd’hui, il n’a plus un sou, pas assez donc pour payer un passeur qui pourrait l’aider à aller au Royaume-Uni. « Le seul moyen serait de me cacher sous un camion ou de sauter à nouveau sur un train. Mais maintenant, j'ai un problème cardiaque, je ne peux plus faire ça. »
Et puis à quoi bon risquer sa vie encore et encore pour finir à la rue à quémander un peu d’eau, sans jamais pouvoir éponger ses dettes. Alors Mojib est allé au commissariat. « Ils vont me renvoyer en Afghanistan d’ici quelques semaines. En attendant, j’attends là, dans ce parc. » Pourtant, en Afghanistan, les talibans ont pris le pouvoir il y a un an. Tout en réserve et discrétion, il conclut simplement : « Tout le monde meurt un jour. Peut-être qu’ils me tueront, mais je préfère tout de même rentrer chez moi ».
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