«Manifeste intemporel des arts de la préhistoire», de Pascal Picq
Publié le :
Le livre France de la semaine mérite sa place sous le sapin. Le Manifeste intemporel des arts de la préhistoire s'intéresse à tout ce qui a été créé de beau par les humains, depuis des dizaines de milliers d'années. Entretien avec son auteur, Pascal Picq.

RFI : Pascal Picq bonjour, vous êtes paléo-anthropologue, et auteur d’un beau livre intitulé Manifeste intemporel des arts de la préhistoire, un hommage à toutes les créativités de l’humanité…
Pascal Picq : Oui, ça peut sembler curieux dit de cette manière-là. Mais en effet, nous avons une grande tradition artistique en Occident. L’Occident a dominé le monde pendant les derniers siècles, et au cours de ces derniers siècles, on a découvert la Préhistoire… Voilà, c’est Lascaux, Chauvet, Cosquer… Sans aller jusqu’à dire que tout a commencé en Europe, on était très focalisé sur l’Europe et c’est vrai qu’il y a des choses merveilleuses. Mais on s’aperçoit que c’est beaucoup plus ancien qu’on ne l’imagine, que cela ne concerne pas que notre espèce Homo Sapiens et que c’est partout dans le monde.
Par exemple chez les Aborigènes australiens, ou chez certains peuples amérindiens ou inuits, on peut retracer une filiation avec des représentations artistiques qui sont très anciennes (des dizaines de milliers d’années) et aujourd’hui il y a des artistes contemporains. Mais attendez... Ce ne sont pas des artistes restés dans la Préhistoire. Leur art comme le nôtre a évolué… Donc, voilà, « Manifeste intemporel », c’est pour montrer que c’est quelque chose qui est constant dans la grande aventure de l’humanité
Et en lisant votre livre, c’est tout notre regard sur l’homme préhistorique qui change…
Et les femmes.
Les femmes, on va y venir…
Non, non, j’insiste parce que, à chaque fois que vous avez une représentation dans un livre illustré ou un docu-fiction, peu importe, sur une personne qui peint une paroi de Chauvet, c’est toujours un homme. Or on n’en sait strictement rien. Il y avait des hommes et des femmes artistes. L’image de la femme, comme vous le savez, est très présente dans l’art préhistorique. Mais attention de ne pas projeter nos clichés hyper genrés et péjoratifs vis-à-vis des femmes dans la préhistoire.
C’est vrai que l’image qu’on a, c’est celle de l’homme qui chasse et de la femme qui regarde.
Ouais, c’est ça, oui… (sur un ton amusé)
Et vous, vous dites « non, les femmes ont pu être peintres également ».
En tant que femme, vous n’allez pas croire à ce truc ? Surtout qu’on est en train de découvrir que les femmes étaient beaucoup plus actives… Elles l’ont toujours été. Ce sont nos représentations héritées du XIXe siècle – le XIXe siècle est un siècle terrible pour la représentation entre les hommes et les femmes pour écarter les femmes des enjeux de la cité. Mais en l’occurrence, en effet, on s’aperçoit qu’il y avait des femmes qui étaient dans toutes les activités, et pourquoi pas : artistes ! Donc, je ne dis pas que c’est une femme qui a peint Lascaux, mais il n’y a aucune raison de dire qu’il n’y avait pas des femmes qui aient peint Lascaux.
Pourquoi on a une vision aussi péjorative, entre guillemets, de l’homme ou de la femme préhistoriques ?
Ah, parce que c’est une construction qui remonte justement à l’idéologie de progrès du XIXe siècle. Au moment où l’Occident domine le monde. Déjà, il y a toute une mécanique très ancienne pour exclure les femmes du côté de la philosophie, du côté de la théologie. Et ce que j’ai découvert récemment dans un livre intitulé Comment la modernité ostracisa les femmes ? qu’il y avait en plus tout un arsenal séculaire à travers les institutions notamment scientifiques, mais également dans le cadre de l’État moderne, dans la médecine… qui consistait à écarter les femmes de tous les enjeux importants de la cité. Et donc on les a remises dans leurs fonctions naturelles. Vous savez, si on appelle les mammifères « mammifères » (on aurait pu trouver d’autres noms), au XIXe siècle, c’est pour rappeler aux femmes leur fonction première : de reproductrice et de nourrice et les renvoyer dans les foyers.
Cela, c’est lié à la révolution bourgeoise. Et le XIXe siècle est l’apothéose de cette horreur, qui va complètement écarter les femmes de tout cela. C’est le Code Napoléon qui infantilise les femmes. On n’en est sorti que dans les années 1960, quand même ! Et dans les faits, on n’en est pas encore complètement sorti. Et là, la Préhistoire et la paléo-anthropologie émergent à la fin du XIXe siècle, dans un contexte hyper misogyne, et qui est aussi un contexte d’exclusion de tous les genres. C’est le racisme, c’est le colonialisme, c’est la guerre contre l’homosexualité, c’est la guerre contre la nature. En fait, tout ce qu’on met dans le panier qu’on appelle le wokisme (je n’aime pas trop le terme parce qu’il confond tout), néanmoins tout ceci apparaît à la même époque. Et on a projeté dans la Préhistoire cette vision hypergenrée de la société qui n’est gérée que par le patriarcat et les hommes. Quand vous allez dans les réseaux et que vous tapez homme préhistorique ou femme préhistorique : qui taille les outils ? qui chasse ? qui fait le feu ? qui peint ? Ce sont les hommes !
Trente glorieuses ! Je suis un baby-boomer. À la radio, ça ne se voit pas, mais je suis un baby-boomer. Les dames se souviennent que cette époque-là aussi est très genrée. Les hommes au travail. Ce qu’on voit dans des séries américaines comme Desperate Housewives ou Mad men etc. Et les femmes ont développé des pathologies. Vous savez, Jules Michelet disait : « Les femmes sont les grandes malades de l’histoire ». Elles ne sont pas malades, on les a rendues malades. Donc, c’est l’hystérie au XIXe siècle, c’est la mélancolie (on pense à Madame Bovary) et au XXe siècle on a trouvé d’autres choses. Et ceci a été projeté dans mon domaine. Dans les années 1950, alors qu’on n’en a aucune preuve, on a projeté le modèle des 30 glorieuses avec papa ou monsieur au travail, qui a la voiture, et madame qui est à la maison, et qui s’épanouit, cette brave dame, avec les arts ménagers. Oh ce qu’elle est heureuse ! Et on l’a projeté dans la Préhistoire.
Donc, ce livre n’est pas un livre militant contre cette idée-là. Mais en tout cas, il percute complètement ces représentations à la fois vis-à-vis des femmes, vis-à-vis de nos ancêtres et de la diversité des cultures humaines.
Et il nous dit également que l’homme préhistorique n’est pas un monstre hirsute qui va se battre, mais c’est quelqu’un qui aime le beau.
Mais bien sûr ! Alors là, j’en ai marre (pardonnez-moi) de voir ces films sur la Préhistoire. Alors quand c’est un film un peu déconnant (pardonnez-moi pour le terme), quand c’est une parodie, qu’on le voit, ok. Maintenant, quand on voit des docu-fictions ou d’autres films où on voit ces hommes et ces femmes dans des tenues complètement improbables : bikini, bottines, peaux de bêtes… Enfin c’est d’un ridicule… Même Jean-Paul Gaultier n’oserait pas faire ça. Donc tout cela, c’est irrationnel, ces espèces de loqueteux, de pouilleux de l’humanité. C’est archi faux. On sait qu’il y avait du tissage. Sauf que les matières du tissage sont périssables, il en reste très peu de choses. Mais surtout, quand on découvre certaines tombes, certaines sont évoquées dans ce livre, notamment la tombe de Sungir. Sungir, c’est en Ukraine. Il y a quatre corps. Un homme et une femme adultes et deux préadolescents. Dix, douze ans.
Lorsqu’on regarde les photographies, on voit plein de points blancs. Il y en a des centaines. Ce sont des perles en ivoire de mammouth. Il y a de grandes lances le long des corps. Ce sont des défenses de mammouth redressées. Il y a des diadèmes avec des canines de renard polaire. Des bracelets en ivoire. Tout ceci représente 30 000 heures de travail. C’est-à-dire qu’en fait ces hommes et ces femmes passaient beaucoup plus de temps qu’on l’imagine à créer du beau. Ils avaient des parures, ils avaient des tatouages. Ils avaient des maquillages. Je ne veux pas passer non plus dans l’absolue contradiction par rapport à cette vision qu’on avait de ces loqueteux de la Préhistoire, mais en tout cas les maquillages, les coiffures, les habits… Tout ceci était déjà important. Le propre de l’humanité c’est la cosmétique…
La cosmétique, les bijoux, les vêtements, cela traduit aussi des sociétés plus complexes.
Mais absolument. Et avec des codes. Des langages. Par exemple, j’évoque dans cet ouvrage de magnifiques objets taillés qui s’appellent des bifaces. Des objets qui sont symétriques. Alors évidemment on n’imaginait pas quand on les a découverts il y a plus d’un siècle que ces hommes et ces femmes puissent créer de tels objets aussi complexes pour le plaisir de l’esthétique. Il fallait forcément que ça serve à quelque chose ! Forcément, ils crevaient de faim…
Mes propres enfants à l’école ont appris que le biface était un outil.
Mais bien sûr. Il peut l’être bien évidemment. Mais à l’époque, ils ont le feu. Il suffit de prendre un épieu de bois, de l’épointer, de le passer dans les flammes, c’est autrement plus efficace je peux vous dire. Et en définitive, la manière de fabriquer ces bifaces, c’est exactement ce que nous sommes en train de faire, tous les deux. C’est de construire des phrases. D’un point de vue cognitif, ce qu’on appelle les chaînes opératoires c’est l’enchaînement des gestes qui permettent d’aboutir à ces magnifiques objets, c’est exactement la manière dont nous articulons les mots avec la grammaire et la sémantique pour faire des phrases et donner du sens. Tout ceci remonte à 1,5 million d’années. Cosmétique, ça veut dire se mettre en rapport avec le cosmos. Cosmogonie, c’est les rapports des origines. Ça nous met dans une situation rationnelle vis-à-vis du cosmos.
La cosmétique, nous sommes en effet les seules espèces qui changent leur apparence pour des injonctions sociales : le statut social, mais également pour les transgressions, pour séduire, pour provoquer, etc. Donc tout ceci est beaucoup plus ancien qu’on l’imaginait. Et tout arrive en même temps. Je rappelle qu’avant la fin du XIXe siècle, ils avaient inventé toutes les formes d’art. Y compris la musique qui est évoquée avec des instruments sublimes qu’on a trouvés. Donc, les nouvelles formes d’art, le 7e art, ou la photographie, ça n’intervient qu’à la fin du XIXe siècle. Eux, ils avaient déjà tout inventé depuis au moins 40 000 ans.
Ce n’est pas du tout minimiser nos artistes contemporains (ils sont quand même à l’honneur ces magnifiques artistes, dans le livre), mais montrer qu’il y a quelque chose qui est là depuis tellement longtemps… On compte en millions d’années, c’est vertigineux. La cosmétique, se transformer, l’image de la femme et le plaisir de créer. Les innovations techniques les plus élaborées n’ont pas été pour répondre à des problèmes matériels. Ils ont été faits pour créer de la beauté.
Vous dites également qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les artistes préhistoriques et contemporains. On ne peut pas dire les prémices de l’art : c’est de l’art à part entière.
C’est de l’art à part entière. Je suis Marseillais depuis quelque temps et il y a une magnifique exposition autour de la grotte Cosquer, comme on l’a fait pour Lascaux. Et là, dans la présentation, on nous dit : voilà comment cet artiste a figuré un auroch, qui sont des taureaux sauvages. Ce sont deux traits qui se croisent. Et du coup, ça me rappelle tout à fait ces traits que fait Picasso pour montrer un taureau. L’auroch est un taureau de la Préhistoire, Picasso c’est un taureau d’aujourd’hui. C’est un geste d’une précision absolument extraordinaire. Et d’ailleurs, ça reste un mystère. On ne sait pas du tout quelles étaient les académies qui leur permettent d’accéder à une telle maîtrise. Et donc on ne peut pas hiérarchiser.
Quand j’étais jeune, étudiant, j’allais dans le Périgord. Je me mêlais aux visites. C’était amusant. Ce n’est plus comme ça maintenant, mais les bêtises qui étaient racontées par les guides, c’était quand même folklorique… C’était rigolo. Et puis les remarques des gens : « ah, c’est pas mal pour l’époque ! ». Je suis désolé, le cheval de Pech Merle… Sans être spécialiste, je mets devant vous une photo de cheval, en une demi-journée vous savez si c’est Pech Merle, Lascaux… On les reconnaît. Il y a un style. Les gens qui disaient « c’est pas mal pour l’époque », c’est très drôle. Ce n’est pas du réalisme. Ce sont des représentations symboliques avec des canons esthétiques qui changent.
NewsletterRecevez toute l'actualité internationale directement dans votre boite mail
Je m'abonne