Livre international

Le Portugal entre grandeur passée et devoir de mémoire

Publié le :

En 2024, le Portugal célèbre les 50 ans de la Révolution des œillets qui a renversé le régime autoritaire salazariste et fait entrer le pays dans une ère démocratique. C’était la fin de 48 années de dictature. Dans Histoire de la Nation portugaise (Tallandier), Yves Léonard nous conte une épopée sur 30 siècles d’histoire, de la Castille aux grands explorateurs, du dictateur Salazar au footballeur Ronaldo. Il décrit un pays riche de héros du passé et de moments de gloire, qui participent à la construction d’un récit national avec sa part d’ombre.

La couverture du livre d'Yves Léonard, « Histoire de la nation portugaise ».
La couverture du livre d'Yves Léonard, « Histoire de la nation portugaise ». © Éditions Tallandier
Publicité

Yves Léonard est docteur en histoire, membre du Centre d’histoire de Sciences Po et chercheur-associé à l’Université de Rouen-Normandie. 

► À lire aussi : 

 

RFI : Vous proposez dans Histoire de la nation portugaise une remise en perspective de la construction de l'identité nationale portugaise. « Un petit pays aux contours inchangés depuis le XIIIe siècle, ce qui est remarquable », écrivez-vous à l'échelle de l'Europe. Mais un petit pays au destin mondial — la référence à son passé impérial. Alors comment les Portugais ont-ils vécu et vivent-ils aujourd'hui, ce que l'on pourrait peut-être appeler comme cette inadéquation entre la petite empreinte territoriale sur le continent européen et dans le même temps ce destin mondial ? 

Yves Léonard : Effectivement, c'est très contrasté puisque c'est une part importante de leur passé qui ne passe pas, parce que finalement, c'est quelque chose qui est au cœur de ce qu'on pourrait appeler leur identité. C'est-à-dire, cette exiguïté du territoire européen, du rectangle européen et qui contraste avec l'immensité de la présence que les Portugais ont eue à travers les siècles dans le monde entier. 

Alors comment le vivent-ils ? Ils le vivent à leur manière. Il y a, à la fois, une part, certainement deux, qui est encore là-bas ou qui reste très présente, et il y a heureusement des outils ou des instruments qui leur permettent de perpétuer un peu ce souvenir et la vigueur de cette histoire. C'est la langue portugaise qui leur sert de vecteur pour rayonner avec ce qu'on appelle la lusophonie et donc c'est une langue très parlée dans le monde avec le géant brésilien. 

Vous dites que la langue est centrale dans l'imaginaire de la construction nationale... 

Oui, parce que c'est un des éléments d'unité du pays. Elle s'est imposée dès le XIIIe siècle comme langue administrative. Et cela a indéniablement participé à ce sentiment d'unité, d'appartenance qui est un peu constitutif de ce qu'on appelle la nation. Donc, cette dimension linguistique est importante avec un volet institutionnel qu'on appelle la communauté des pays de langue portugaise. Et puis, il y a évidemment toute cette dimension aussi mémorielle ou un rapport complexe à cette histoire que par moment subit quelques occultations, quelques trous de mémoire, liées notamment à des éléments forts qui sont constitutifs de cette présence au monde : l'expansion avec l'esclavage, la traite… qui constituent encore des zones d'ombre difficiles. 

Et justement, quel est l'état du travail de mémoire actuel au Portugal ? 

Alors, sur cette question du rapport à l'expansion maritime, c'est certainement l'un des points les plus problématiques. C'est relativement récent. À la fin des années 1990, on pourrait dire que l'Expo 98 à Lisbonne a servi un peu de révélateur et de catalyseur. Révélateur de l'imprégnation forte qui reste au Portugal. Parce qu’en 1998, on commémorait le cinquième centenaire de l'arrivée en Inde de Vasco de Gama, donc c'était très particulier. Mais on le commémorait sous l'angle du rapport aux océans, donc patrimoine mondial de l'humanité. Et ça a servi aussi, donc, de révélateur de l'importance de cette présence et de ce souvenir. Et puis, de catalyseur de recherches qui se sont multipliés pour montrer un peu aussi l'envers du décor de ce qui a été non pas le geste héroïque des découvertes, mais d'une expansion maritime problématique, complexe, avec des personnages souvent qualifiés de héros, mais qu'ils n'étaient pas tant que ça. Par exemple, Vasco de Gama, dont un historien indien, Sanjay Subrahmanyam a révélé toutes les ambiguïtés et cela a été publié peu de temps avant l'Expo 98. Donc, il y a eu toute une progression, tout un développement d'une histoire savante autour de l'expansion maritime et de la réalité de cette colonisation portugaise qui était tout sauf suave, douce comme beaucoup de Portugais l'ont pensé et continuent de le penser encore aujourd'hui. Donc, il y a une distorsion, comme c'est souvent le cas, entre l'histoire savante et puis un récit national qui lui, évidemment, fait la part belle à des moments emblématiques, des moments forts pour passer sous silence ou minorer le rôle d'un tel ou un tel ou d'événements importants ou de nature traumatique. 

Vous citez aussi un philosophe portugais qui disait donc en référence à ce passé glorieux : « Notre raison d'être est d'avoir été. » C'est intéressant comme réflexion. 

Oui, Eduardo Lourenço m'a beaucoup inspiré et c'est une source de réflexion sans fin. Effectivement, cette phrase est d'une grande profondeur parce qu'elle dit bien qu'il y a cette dimension un peu hypnotique au regard de ce passé et de cette force très grande qui réside dans un passé magnifié, grandiose, exalté et qui contraste là encore avec la réalité du temps présent qui est un peu différente. C'est vrai que dans la réflexion, la culture, le récit national, il y a cette prégnance extrême de ce passé exalté. 

Alors, vous parlez d'un travail de mémoire qui est en cours, mais qui est à approfondir. Comment ce passé est-il exploité politiquement ? L'est-il et si oui, comment est-il ? 

Alors ce passé est utilisé, instrumentalisé, mais comme dans beaucoup de pays. C'est-à-dire, ce qu'on appelle le récit national ou un roman national qui a été porté à son paroxysme au temps de la dictature salazariste. Et il ne faut jamais oublier qui a exalté justement cette part absolument incroyable des découvertes de la continuité historique entre Salazar le dictateur et ceux qui l'avaient précédée comme Infante Dom Henrique (le Prince Henri le Navigateur, ndlr), et les autres. 

Faisant débuter l'idée de la nation, sous Salazar, celle que vous écrivez dès le Moyen Âge. 

Oui, pour lui, c'étaient les huit siècles d'histoire nationale, c'est-à-dire que la nation était née en 1140, à peu près au moment de la fondation du royaume du Portugal. Mais c'est confondre ce qu'est un État, un royaume en l'occurrence, et une autre réalité qui est la nation. Mais dans la dynamique, si l'on peut dire, qui était née au XIXe siècle, Salazar l’a portée à son paroxysme. Il y avait une forme de cohérence, d'exalter cette continuité historique de la nation, de l'histoire nationale. Donc, il est vrai que pour les Portugais, il y a effectivement cette force très grande de ce récit qui pèse encore sur la perception qu'on a de ce passé. 

Et toute la difficulté, c'est de pouvoir s'en décaler. Une partie des partis politiques essayent effectivement d'avoir un rapport plus distancié, plus critique, mais pas comme les historiens de métier l'ont. J'aime beaucoup la phrase empruntée à René Char, sur « l'humilité questionneuse qui doit être celle d'à la fois des historiens et finalement, de tout citoyen ». Mais ce n'est pas le lot commun et certainement pas de toute la classe politique. C'est vrai que ces dernières années, on a vu resurgir, émerger avec force, l'extrême droite de l'échiquier politique, un parti qui a obtenu des élus, s'est fait élire au Parlement en 2019 et en a un peu plus depuis le début de l'année 2022. Et surtout, qui ne fait pas mystère de son utilisation de ce passé magnifié, un peu à la sauce salazariste, tout en se démarquant de Salazar sur d'autres points, mais en utilisant l'évocation du Moyen Âge, des châteaux médiévaux, de la grandeur de la « portugalité » exemplaire. Bref, en faisant assaut de qualificatifs et d'exaltation d'un passé qui n'ait été sûrement pas tel que ce parti le revendique. 

Vous dites effectivement dans votre livre que le jeune leader de ce mouvement Chega a horreur d'une date, celle justement du 25 avril 1974. 

Il y a effectivement aujourd'hui, à travers ce parti Chega, une remise en cause, une minoration de cette date qui est la pierre angulaire de la démocratie portugaise, le 25 avril 1974, la révolution des œillets. Et au mieux, ils font entendre que c'était inutile, voire vraiment quelque chose de répréhensible pour mieux exalter. Cela a été le cas ces dernières semaines. Une autre date est celle du 25 novembre 1975, qui clôt un peu le processus révolutionnaire et surtout, qui distille le parti Chega, a mis le Portugal à l'abri du péril communiste avec la fin du processus révolutionnaire. 

C'est vrai que cette date du 25 avril qui sépare un avant d'un après, c'est-à-dire l'avant, la dictature, cette période absolument sombre de l'histoire portugaise, d'un après beaucoup plus radieux, celui de la lumière, « le jour initial » comme on dit au Portugal. C'est vrai qu'aujourd'hui, à l'approche de la commémoration du 50e anniversaire de cette révolution des œillets, il y a lieu d'être vigilant, attentif, parce qu'on voit bien qu'il y a là une tentative de déconstruction ou de réécriture de ce passé récent. 

RFI - Enrichissez vos connaissances - Articles, podcasts, longs formats

NewsletterRecevez toute l'actualité internationale directement dans votre boite mail

Suivez toute l'actualité internationale en téléchargeant l'application RFI

Voir les autres épisodes