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Au Bangladesh, où en est-on dix mois après la révolution?

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La Ligue Awami, parti de l’ancienne Première ministre déchue, Sheikh Hasina, a été interdite de toute activité cette semaine au Bangladesh. La décision du gouvernement intérimaire s’est effectuée sous la pression de la rue, notamment des mouvements étudiants qui ont entraîné la chute du gouvernement et payé unl ourd tribut durant les manifestations de l’été 2024. Mais la mesure inquiète également alors que la date des élections n'a pas été fixée et que la justice semble au point mort.  

Des manifestants se rassemblent près de la State Guest House Jamuna, la résidence officielle du conseiller en chef du gouvernement intérimaire du Bangladesh, Muhammad Yunus, pour exiger l'interdiction du parti de la Sheikh Hasina déchue, la Ligue Awami, à Dhaka le 9 mai 2025.
Des manifestants se rassemblent près de la State Guest House Jamuna, la résidence officielle du conseiller en chef du gouvernement intérimaire du Bangladesh, Muhammad Yunus, pour exiger l'interdiction du parti de la Sheikh Hasina déchue, la Ligue Awami, à Dhaka le 9 mai 2025. AFP - MUNIR UZ ZAMAN
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Le symbole a fini par tomber. Dès les premiers jours après la fuite de Sheikh Hasina, lors de la « révolution du mois d’août », les bâtiments, les statues, musée de personnalités de la Ligue Awami étaient détruits par une frange des manifestants ; la formation politique est désormais interdite. Après l'annonce du gouvernement de transition ce week-end, la commission électorale a confirmé lundi que le parti, acteur historique de l’indépendance du pays en 1971, sera interdit de se présenter aux élections. Impossible légalement aussi pour ses cadres ou militants d’organiser des interventions médiatiques, des manifestations ou encore de publier sur les réseaux sociaux. 

Une décision radicale que les autorités justifient notamment par l’étendu des crimes du régime de Sheikh Hasina. Au moins 1 400 personnes sont mortes dans les manifestations étudiantes de l’été 2024. À cela s’ajoute l’arrestation des opposants politiques ou les disparitions forcées devenue monnaie courante. « C’est une interdiction motivée aussi bien par les années de pouvoir autoritaire exercées par la Ligue Awami (2009-2024) mais aussi un langage public très dégradant vis-à-vis des manifestants, analyse Nordine Drici directeur du cabinet d’expertise ND consultance et expert du Bangladesh.

Les étudiants ont été qualifiés de« Razakar » (force paramilitaire pakistanaise ayant commis de nombreuses atrocités durant la guerre d’indépendance, NDLR), littéralement de « traître à la nation ». Un terme insultant détourné par les manifestants dans les rassemblements estivaux, se qualifiant eux-mêmes de « fils de Razakar » lorsqu’ils faisaient face aux hordes de policiers soutenant le régime. Ces mêmes étudiants, désormais organisés au sein d’un parti politique (Parti National des citoyens), étaient dans les rues ces dernières semaines, exigeant l’interdiction de la Ligue Awami. À leurs côtés, dans les cortèges se trouvait des militants du Jamaat-e-islami, parti islamiste interdit par Sheikh Hasina en 2013, dont certains cadres ont passé des années enfermées dans la Maison des miroirs, prison secrète du régime.

Cet usage systématique de la violence par le régime pourrait être considéré comme des « crimes contre l’humanité », d’après un rapport du Haut-Commissariat des droits de l’homme de l’ONU. Les cadres du parti ne se sont pas excusés officiellement pour les abus du régime et l’interdiction de la formation politique restera en vigueur. Autre élément mis en avant selon Nordine Drici, « l’influence du Parti sur les différents niveaux de la société du Bangladesh, via ses différentes branches, celle des femmes, des ouvriers, des étudiants ». Un contrôle strict aussi permis par une corruption endémique, notamment au sein des forces de l’ordre. 

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« Crimes contre l’humanité »

Mais les justifications évoquées ne suffisent pas à rendre légitime une décision particulièrement critiquée. Par l'Inde, allié de Sheikh Hasina que New Delhi refuse d’extrader, mais aussi par les États-Unis. « Nous soutenons un processus libre et démocratique ainsi que des procédures judiciaires équitables et transparentes pour tous les individus », a assuré Tommy Pigott, porte-parole adjoint du département d’État. Pour Charza Shahabuddin politiste, docteure associée au Centre d’études sud-asiatiques et himalayennes (Cesah) de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Cette interdiction rappelle surtout de dangereux précédents. « Depuis 1971 (date de l’indépendance), à chaque fois qu’il y a un changement de régime politique, le parti aux affaires avant est éliminé. C’est tout à fait inquiétant de voir se perpétuer cette politique de la vengeance, car cela nous empêche de rentrer dans un vrai processus démocratique ». Une analyse partagée en d’autres termes par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme qui a préconisé une réconciliation nationale à travers des enquêtes et des procès. En clair, une justice transitionnelle.

Mais sur ce point, « il n’y a pas eu de grandes avancées, pointe Nordine Drici. On peut même dire qu’elle est au point mort. » D’autant que les membres de la Ligue Awami ne sont pas les seuls responsables des quinze années de violations des droits de l'homme et des libertés individuelles dans le pays de 117 millions d’habitants, les forces de sécurité, des renseignements appliquaient les mesures du régime. Or, pour l’instant, le parti politique qui a porté Sheikh Mujibur Rahman, père de Sheikh Hasina, au pouvoir à la création du pays, est la cible principale des tribunaux. « Il y a énormément de personnes sans aucun lien avec les violences de l’été dernier au sein de la Ligue Awami, et ces personnes se retrouvent orphelines politiquement, précise Charza Shahabuddin, et là, on voit des gens arrêtés tous les jours, des militants en fuite ».

Mais l’opposition à la ligue Awami est une idée mobilisatrice pour les soutiens de fait du gouvernement de transition ; le mouvement estudiantin, mais aussi les militants des formations islamistes comme la Jaamaat-e-islam, de retour aux affaires après plus d’une décennie d’interdiction. Muhammad Yunus, prix Nobel de la paix, est depuis août 2024 à la tête d’un fragile gouvernement de transition. Sans l’appui d’une formation politique, sans légitimité électorale (les élections sont prévues en 2026), et frappé par d’importantes difficultés économiques, l’ancien banquier cherche à maintenir un équilibre précaire dans un paysage politique composé de trois branches : le BNP (Parti National du Bangladesh), opposant historique de Sheikh Hasina, le mouvement créé par les étudiants (Parti national citoyen) et des partis prônant l’islam politique, comme le Hefazat-e-islam, ou l’influente Jamaat-e-islam dont certains des militants étaient dans les rues ces dernières semaines pour demander l’interdiction du parti de Sheikh Hasina. « Il a besoin de cette frange du spectre politique pour envisager un avenir serein au Bangladesh, analyse Nordine Drici. Quel que soit le parti au pouvoir, il sera impossible de faire sans le Jamaat-e-islami, mais si l’alliance se confirme, ce ne sera certainement pas en faveur du maintien du sécularisme au Bangladesh ».

Sécularisme en danger

Dans ce pays fondé en 1971 après une guerre face à l’actuel Pakistan, ce principe de séparation de la religion et de l’État, est inscrit dans la Constitution, bien que l’islam reste le culte officiel, pratiqué par 91% des habitants. « Il faut se rappeler que la guerre d’indépendance a fait entre un et trois millions de morts, que les ministres pakistanais ciblaient les hindous et que l’on reprochait constamment aux bengalis musulmans de ne pas être assez musulmans », insiste Charza Shahabuddin. « L’inscription dans la Constitution du sécularisme en 1972 visait à prévenir toute instrumentalisation de la religion à des fins politiques », poursuit la chercheuse, dont la thèse porte sur la production de normes islamistes au Bangladesh. Une spécificité bangladaise dont l’avenir n’est pas garanti.

Parmi les différents chantiers constitutionnels lancés par le gouvernement de transition, celui de faire disparaître le mot « sécularisme » de la constitution attire l'attention. « Le fait de retirer ce terme est dans l’agenda politique du Jamaat-e-islami, assure Charza Shahabuddin. Cette concession est en fait un grand danger, notamment pour les ONG de terrain qui utilisent aussi ce terme pour séculariser les mentalités ». La proposition actuelle est de le remplacer par le terme de « pluralisme », qui n'offre pas les mêmes garanties de protection des minorités religieuses, hindoue, mais aussi chrétienne, chiite ou bouddhiste. La Jamaat-e-islami, elle, opte pour une autre option, celle d'inscrire dans les principes de la constitution : « la confiance totale à Allah ». Un grand écart avec les positions historiques d'un Muhammad Yunus, de plus en plus fragilisé. 

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